mercredi 17 novembre 2010

LES INVITÉS


Sybil Costières était la troublante réplique de son mari, aussi féminine qu'il ne l'était pas. Elle traînait dans son sillage des effluves qui énervent les sens. Tout était à sa place dans des proportions harmonieuses. Les seins, les fesses, les jambes. Elle en montrait assez sans que cela passât pour de l'exhibition ; ses atouts étaient entretenus grâce à une discipline d'airain.

À l'examen, elle avait un plus et un trop. Le premier était imperceptible aux femmes, lesquelles n'imaginaient pas que ça pût jouer, moins encore exciter les regards masculins ; ce n'étaient pas tant ses seins – elles avaient toutes des seins et certains venaient du même fournisseur, ainsi que leurs hardes griffées – mais les bouts de seins, manifestement durs, qui se détachaient sur de larges aréoles brunâtres, tétons érectiles qui pointaient à travers une étoffe moulante à dessein, nouant ainsi des formes et des reflets à la limite de l'indécence. Voilà pour le plus.

Quant au trop, il se voyait comme le nez au milieu de la figure : c'était sa bouche, ou plutôt ses lèvres, artificiellement ourlées et gonflées à l'aide de produits qui ne cessaient de se perfectionner. Depuis que Sybil Costières avait posé son sac et pris place sur le grand canapé écru, Stanislas Sévillano la dévisageait en tâchant de ne pas manifester son accablement. Alors, vous aussi ? Semblait dire son regard désolé. Elle qui avait de si jolies lèvres, si discrètement soulignées par un menton en parfaite concordance avec le dessin de son visage, elle aussi y était passée. À croire que c'eût été déchoir de manquer la visite au chirurgien, étape obligée dans une société prête à conférer partfois au plus charlatan des plasticiens le statut noble d'artiste pour avoir su métamorphoser une femme en momie.

Il lui aurait pardonné si elle avait été de la pathétique légion des disgraciées, méritant réparation ; or il l'avait suffisamment croisée dans Paris, et souvent même de près, pour se souvenir qu'elle n'en était pas. Désormais Sybil avait la même bouche standardisée que les autres, les petites secrétaires qui y consacraient l'intégralité de leur treizième mois comme les peoples des magazines. En la contemplant, on ne voyait plus que ça. Ce paquet de lèvres déjà vu et revu, modèle déposé et breveté, une horreur. Disparus la profondeur du regard, la petite fossette au creux des joues, l'éclat des dents, la courbe mutine du nez. Ce monstre de lèvres gâchait tout ce qui l'entourait. Impossible de s'en détacher. Il aimantait le regard avant de provoquer le dégoût. Mais qu'est ce qui les poussait toutes à en faire autant ? L' accablant esprit moutonnier de la mode. Mais on ne change pas de lèvres comme de chaussures. On les garde longtemps. Du pur narcissisme alors, ces femmes n'étant gouvernées que par elles mêmes.

De quelque côté qu'il envisageait la question, Stanislas Sevillano en revenait toujours à cette évidence : ce secret souci de sensualité s'associait pour l'essentiel à la succion. Conciemment ou non, ces femmes voulaient se faire passer pour des pompeuses hors pair, puisque l'imagerie la plus répandue de la littérature érotique et du cinéma pornographique, relayée par la tendance amplifiée par la publicité, liait le fantasme de la salope au charnu de ses lèvres. Voilà ce qu'il aurait voulu direà Sybil Costières, mais il ne le lui dirait pas, ni à elle ni aux autres, ça ne se fait pas, et puis à quoi bon lutter contre le courant ?

N'empêche, étant entendu qu'il s'agissait d'exiter les hommes, elle eût tiré quelque profit à leur demander conseil avant puisqu'ils étaient les premiers concernés. Lui n'aurait pas manqué d'arguments pour la décourager – et l'on imagine sans peine le plus convaincant. Non la laideur de la chose, car elle lui aurait certainement objecté que l'esthétique relève de la subjectivité, mais une théorie en neuf points qui l'aurait laissé coite, étant donné que : 1. les gays sont à l'avant garde des tendances, 2. ils lancent les modes les plus durables, 3. nul n'est mieux placé qu'un homosexuel pour l'expertise des queues, 4. les hommes en eux se confient bien davantage que les couples hétéros leurs impressions sur la technique sexuelle, 5. ils maîtrisent le grand art de fello (latin, sucer) et même de fellito (sucer, mais souvant) grâce à une expérience accumulée depuis l'Antiquité, cette pratique chronique et compulsive de la fellation suffisent à démontrer la supériorité du fellator sur la fellatrix, 6. or on ne sache pas que cet affreux air du temps qui consiste à ses rendre toutes propriétaires du même ornement buccal ait fait des ravages chez les gays, 7. on peut même dire qu'ils le dédaignent superbement et qu'ils comptent davantage sur leurs dons naturels pour faire monter la sauce, 8. d'où il appert qu'elles font fausse route si elles s'imaginent ainsi gagner en efficacité, 9. sauf à croire que l'important pour une femme n'est pas d'être une salope mais d'en avoir l'air, et là, Stanislas Sévillano aurait rendu les armes.

Quand Sybil Costière lui demanda du feu, il en fut accablé. Car elle était ainsi faite et refaite que même ses cordres vocales sonnaient comme un piano accordé de la veille. C'était une néo-femme. Sa réaction ne pouvait lui échapper tant elle était manifeste, mais il n'oserait pas lui dire le fond de sa pensée, pas encore :
« Qu'y a-t-il ? »
- Quand je vois quelqu'un qui fume, ça me fait penser au XXe siècle. »

Pierre Assouline - LES INVITÉS (extrait)

jeudi 14 octobre 2010

LE FOND


Le voyage ne dura qu'une vingtaine de minutes. Puis le camion s'est arrêté et nous avons vu apparaître une grande porte surmontée d'une inscription vivement éclairée (aujourd'hui encore son souvenir me poursuit en rêve) : ARBEIT MACHT FREI, le travail rend libre.

Nous sommes descendus, on nous a fait entrer dans une vaste pièce nue, à peine chauffée ; que nous avons soif ! Le léger bruissement de l'eau dans les radiateurs nous rend fous : nous n'avons rien bu depuis quatre jours. Il y a bien un robinet, mais un écriteau accroché au dessus dit qu'il est interdit de boire parce que l'eau est polluée. C'est de la blague, aucun doute possible, on veut se payer notre tête avec cet écriteau : « ils » savent que nous mourrons de soif, et ils nous mettent dans un chambre avec un robinet, et wassertrinken verboten. Je bois résolument et invite les autres à en faire autant ; mais il me faut recracher, l'eau est tiède, doucâtre et nauséabonde.

C'est cela, l'enfer. Aujourd'hui, dans le monde actuel, ce doit être cela : une grande salle vide, et nous qui n'en pouvons plus d'être debout, et il y a un robinet qui goutte avec de l'eau qu'on ne peut pas boire, et nous qui attendons quelque chose qui ne peut être que terrible, et il ne se passe rien, il continue à ne rien se passer. Comment penser ? On ne peut plus penser, c'est comme si on était déjà mort. Quelques-uns s'assoient par terre. Le temps passe goutte à goutte.

Nous ne sommes pas morts : la porte s'ouvre, et un SS entre, le cigarette à la bouche. Il nous examine sans se presser : « Wer kann Deutsch ? » demande-il ; l'un de nous se désigne ; quelqu'un que je n'ai jamais vu et qui s'appelle Flesch ; ce sera lui notre interprète. Le SS fait un long discours d'une voix calme, et l'interprète traduit : il faut se mettre en rang par cinq, à deux mètres l'un de l'autre, puis se déshabiller en faisant un paquet de ses vêtements, mais d'un certaine façon : ce qui est en laine d'un côté, le reste de l'autre ; et enfin enlever ses chaussures, mais en faisant bien attention de ne pas se les faire voler.

Voler, par qui ? Pourquoi devrait-on nous voler nos chaussures ? Et nos papiers, nos montres, le peu que nous avons en poche ? Nous nous tournons tous vers l'interprète. Et l'interprète interrogeat l'Allemand, et l'Allemand, qui fumait toujours, le traversa du regard comme s'il était transparent, comme si personne n'avait parlé.

Je n'avais jamais vu de veil homme nu. M. Bergmann, qui portait un bandage herniaire, demanda à l'interprète s'il devait l'enlever, et l'interprète hésita. Mais l'Allemand comprit et parla d'un ton grave à l'interprète en indiquant quelqu'un ; alors nous avons vu l'interprète avaler sa salive, puis il a dit : « l'adjudant vous demande d'ôter votre bandage, on vous donnera celui de M. Coen. » Ces mots là avaient été prononcés d'un ton amer, c'était le genre d'humour qui plaisait à l'Allemand.

Arrive alors un autre Allemand, qui nous dit de mettre nos chaussures dans un coin ; et nous obtempérons car désormais c'est fini, nous nous sentons hors du monde : il ne nous reste plus qu'à obéir. Arrive un type avec un balai, qui pousse toutes nos chaussures dehors en tas; Il est fou, il les mélange toutes, quatre vingt seize paires : elles vont être dépareillées. Un vent glacial entre par la porte ouverte : nous sommes nus et nous nous couvrons le ventre et nos bras. Un coup de vent referme la porte : l'Allemand la rouvre et reste là à regarder d'un air pénétré les contorsions que nous faisons pour nous protéger du froid les uns derrière les autres. Puis il s'en va en refermant derrière lui.

Nous voici maintenant au deuxième acte. Quatre hommes armés de rasoirs, de blaireaux et de tondeuses font irruption dans la pièce ; ils ont des pantalons et des vestes rayées, et un numéro cousu sur la poitrine ; ils sont peut être de l'espèce de ceux de ce soir (de ce soir ou d'hier soir ?) ; mais ceux ci sont robustes et respirent la santé. Nous les assaillons de questions,, mais eux nous empoignent et en un tournemain nous voilà rasés et tondus. Quelle drôle de tête on a sans cheveux ! Les quatre individus parlent une langue qui ne semble pas de ce monde ; en tous cas ce n'est pas de l'allemand, sinon je saisirais quelques mots.

Finalement un autre porte s'ouvre : nous nous retrouvons tous debout, nus et tondus, les pieds dans l'eau : c'est une salle de douche. On nous a laissés seuls, et peu à peu notre stupeur se dissipe et les langues se délient, tout le monde pose des questions et personne ne répond. Si nous sommes nus dans une salle de douche, c'est qu'ils ne vont pas encore nous tuer. Et alors pourquoi nous faire rester debout, sans boire, sans personne pour nous expliquer, sans chaussures, sans vêtements, nus les pieds dans l'eau avec le froid qu'il fait et après un voyage de cinq jours, et sans pouvoir nous
asseoir ?

Et nos femmes ?

L'ingénieur Levi me demande si d'après moi les femmes sont la même situation que nous en ce moment, et où elles sont, et si nous les reverrons. Bien sûr que nous les reverrons : je le réconforte parce qu'il est marié et père d'une petite fille ; mais mon idée est faite : je suis convaincu que tout cela n'est qu'une vaste mise en scène pour nous tourner en ridicule et nous humilier, après quoi, c'est clair, ils nous tueront ; ceux qui s'imaginent qu'ils vont vivre sont fous à lier, ils sont tombés dans le panneau, mais moi non, moi j'ai bien compris que la fin est pour bientôt, ici même peut-être, dans cette pièce, dès qu'ils se seront lassés de nous voir nus, nous dandiner d'un pied sur l'autre, tout en essayant de temps en temps de nous asseoir sur le carrelage où dix centimètres d'eau froide nous en dissuade. Invariablement.

Nous arpentons la pièce de long en large, dans un grand brouhaha de conversations entrecroisées. La porte s'ouvre, un Allemand entre, c'est l'adjudant de tout à l'heure : il prononce quelques mots brefs que l'interprète traduit : « l'adjudant dit qu'il faut se taire, qu'on est pas dans une école rabbinique. » Les mots de l'Allemand, les mots odieux lui tordent la bouche quand il les prononce, comme s'il recrachait de la nourriture dégoûtante. Nous le pressons de demander ce que nous attendons, pour combien de temps nous en avons encore, où sont nos femmes, tout : mais lui ne veut rien demander. Ce Flesch, si réticent à traduire en italien les phrases glaciales de l'Allemand, et qui refuse de transmettre nos questions en allemand, car il sait que c'est inutile, est un juif allemand d'une cinquantaine d'années, avec sur le visage une grosse cicatrice provenant d'une blessure reçue en combattant contre les italiens sur le Piave. C'est une homme renfermé et taciturne qui inspire un respect instinctif car je sens qu'il a commencé à souffrir avant nous.

L'Allemand s'en va, et nous nous taisons tout en ayant un peu plus honte de nous taire. Il faisait encore nuit, nous nous demandions si l'aube arriverait jamais. De nouveau la porte s'ouvre, cette fois sur un uniforme rayé. L'homme est différent des autres, plus âgé et beaucoup moins corpulent, avec des lunettes et une expression plus amène. Il nous parle, et en italien.

Désormais, nous sommes à bout de surprises. Il nous semble assister à quelque drame extravagant, un de ces drames où défile sur scène les sorcières, l'esprit saint et le démon. L'homme parle assez mal l'italien avec un fort accent étranger. Il nous fait un long discours, puis s'efforce très aimablement de répondre à toutes nos questions.

Nous sommes à Monowitz, près d'Auschwitz, en haute Silésie ; une région habitée à la fois par les Allemands et les Polonais. Ce camp est un camp de travail, en allemand Arbeitslager ; tous les prisonniers (qui sont environ dix mille) travaillent dans une usine de caoutchouc qui s'appelle la Buna, et qui a donné son nom au camp.

On va nous donner d'autres chaussures et d'autres habits : non, pas les nôtres ; d'autres chaussures, d'autres habits comme les siens. Pour le moment nous sommes nus parce que nous attendons la douche et la désinfection, qui auront lieu tout de suite après le réveil, parce qu'on entre pas dans le camp si on ne passe pas la désinfection.

Bien sûr, il faudra travailler; Ici tout le monde travaille. Mais il y a travail et travail : lui par exemple, il est médecin de profession, il est hongrois mais il a fait ses études de médecine en Italie ; et maintenant c'est le dentiste du Lager. Ça fait quatre ans qu'il est au Lager (pas à la Buna, la Buna n'existe que depuis un an et demi), et pourtant, comme on peut voir, il se porte bien, il n'est pas trop maigre. Pourquoi est il au Lager ? Est-ce qu'il est juif comme nous ? « Non, dit-il avec simplicité, moi je suis un criminel. »

Nous le harcelons de questions, lui rit de temps en temps, répond à certaines et pas à d'autres ; on voit bien qu'il évite certains sujets ; il ne parle pas des femmes : il nous dit seulement qu'elles vont bien, que nous les reverrons bientôt, mais il nous dit ni où ni comment; par contre il nous raconte d'autres choses, des histoires bizarres et extravagantes, peut-être se moque-t-il de nous lui aussi. Ou peut-être qu'il est fou : au Lager, on devient fou. Il dit que tous les dimanches il y a des concerts et des matches de football. Il dit que si on est fort en boxe, on peut devenir cuisinier. Il dit que si on travaille bien, on reçoit des bons-prime et qu'avec ça on peut acheter du tabac et du savon. Il dit que c'est vrai que l'eau n'est pas potable, que par contre on a droit tous les jours à un erzatz de café mais que généralement personne n'en prend, la soupe que l'on nous donne étant suffisamment liquide pour apaiser la soif. Nous le pressons de nous procurer quelque chose à boire, mais il répond qu'il ne peut pas, qu'il est venu nous voir en cachette, que c'est interdit par les SS parce que nous ne sommes pas encore désinfectés, et qu'il doit repartir tout de suite. S'il est venu, c'est parce que les Italiens lui sont sympathiques, et aussi – ajoute-t-il – parce « qu'il a un peu de coeur ». Nous lui demandons encore s'il y a d'autres Italiens au camp ; il répond qu'il en a quelques uns, pas beaucoup, il ne sait pas exactement, et il détourne aussitôt la conversation. A ce moment là une cloche retentit, et il nous quitte brusquement, nous laissant effarés et interdits; si certains se sentent réconfortés, pas moi ; je continue de penser en moi même que ce dentiste, cet individu incompréhensible, a voulu lui aussi nous jouer un mauvais tour, et je me refuse à croire un mot de ce qu'il nous a dit.

Au signal de la cloche, on a entendu la rumeur du camp qui s'éveille dans l'obscurité. D'un seul coup, l'eau jaillit des conduites, bouillante : cinq minutes de béatitude. Mais aussitôt après quatre hommes (les barbiers de tout à l'heure, peut-être) font irruption, et tout trempés et fumant, nous poussent à grand renfort de coups et de hurlements dans la pièce glacée qui se trouve à côté ; là, d'autres individus vociférants nous jettent à la volée des nippes indéfinissables et nous flanquent entre les mains une paire de godillots à semelle de bois ; en moins de temps qu'il n'en faut pour comprendre, nous nous retrouvons dehors dans la neige bleue et glacée de l'aube, trousseau en main, obligés de courir nus et déchaussés jusqu'à une autre baraque, à cent mètres de là. Et là enfin, on nous permet de nous habiller.

Cette opération terminée, chacun est resté dans son coin, sans oser lever les yeux sur les autres. Il n'y a pas de miroir, mais notre image est devant nous, reflétée par cent visages livides, cent pantins misérables et sordides. Nous voici transformés en ces fantômes entrevus hier au soir.

Alors pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte : la démolition d'un homme. En cet instant, dans une intuition presque prophétique, la réalité nous apparaît : nous avons touché le fond. Il est impossible d'aller plus bas : il n'existe pas, il n'est pas possible de concevoir condition humaine plus misérable que la nôtre. Plus rien ne nous appartient : ils nous ont pris nos vêtements, nos chaussures, et même nos cheveux ; si nous parlons, ils ne nous écouteront pas, et même s'ils nous écoutaient, ils ne nous comprendraient pas. Ils nous enlèveront jusqu'à notre nom : et si nous voulons les conserver, nous devrons trouver en nous la force nécessaire pour que derrière ce nom quelque chose de nous, de ce que nous étions subsiste.

Nous savons, en disant cela, que nous seront difficilement compris, et il est bon qu'il en soit ainsi. Mais que chacun considère en soi même toute la valeur, toute la signification qui s'attache à la plus anodine de nos habitudes quotidiennes, au mille petites choses qui nous appartiennent et que même le plus humble mandiant possède : un mouchoir, une vieille lettre, la photographie d'un être cher. Ces choses là font partie de nous presque autant que les membres de notre corps. Et il n'est pas concevable en ce monde d'en être privé, qu'aussitôt nous ne trouvions à les remplacer par d'autres objets, d'autre parties de nous même qui veillent sur nos souvenirs et les font revivre.

Qu'on imagine maintenant un homme privé non seulement des êtres qu'il aime, mais de sa maison, de ses habitudes, de ses vêtements, de tout enfin, littéralement de tout ce qu'il possède : ce sera un homme vide de toute dignité - car il n'est pas rare, quand on a tout perdu de se perdre soi-même ; ce sera un homme dont on pourra décider de la vie ou de la mort le coeur léger, sans aucune considération d'ordre humain, si ce n'est tout au plus, le critère d'utilité. On comprendra alors le double sens du terme « camp d'extermination » et ce que nous entrendrons par l'expression « toucher le fond ».

Primo Lévi - SI C'EST UN HOMME (extrait)

mercredi 22 septembre 2010

KORNWOLF



Même si, après coup, les clients du Dogboy s'opposeraient sur les détails, tous horrifiants, ils seraient bien obligés de tomber d'accord sur plusieurs points. Et notamment sur celui ci : l'individu qui était entré dans la taverne ce soir là avait les cheveux implantés au niveau des sourcils. Pas un centimètre carré de la peau de son front n'était visible. Sa chevelure lui couvrait presque tout le crâne. On aurait un vieux postiche malpropre cloué à son arête nasale, déclara un consommateur. Ou, dit plus éloquemment : « ses yeux s'arrêtaient là où commençait sa banane . » Il ressemblait à un Nixon à tête de marteau.

Autre caractéristique qui faisait l'hunanimité : son odeur. Personne ne contestait le fait qu'il puait la colique, additionné d'une pointe de solvant ménager. Sans compter que son hygiène laissait visiblement à désirer. Des coupures suppurantes lui balafraient le cou. Son costume, une vieille veste miteuse et un pantalon de treillis déchiré aux coutures était couvert de boue...

D'autres caractéristiques – son verbiage enigmatique, son aura ténébreuse, d'outre tombe, ses narines retournées et ses mains noueuses, couvertes de poils raides et durs - donneraient lieu à de véhéments désacords, dûment consignés par l'agent Kieffer de Lamepeter. Les dépositions décrivant ses « yeux luisants » et sa bouche écumante seraient qualifiées de « conjectures d'ivrognes ». A partir d'un certain point, la mémoire collective flanchait en ce qui concernant son apparence. Par contre, tous étaient d'accord sur les faits et gestes de l'inconnu, qui se déroulèrent comme suit :

Vers dix heures du soir, l'individu en question – diversement désigné sous le nom de « ça », « la bête merdeuse », « le clébard du maïs » ou encore «  la revanche des teutons » - fit son entrée dans la taverne. S'y trouvaient alors quinze personnes, dont la barmaid, Freida Baylor. Au comptoir, un groupe regardait un combat de boxe à la télé, suspendue au dessus du bar. Selon Miss Baylor, à peine assis, « l'intrus », comme elle l'appelait, se mit à crier, réclameant apparemment à manger, mais dans une autre langue – du « dutch » (c'est à dire probablement de l'allemand) si l'on se fiait au nasillement. Il martelait le comptoir avec un distributeur de serviettes en papier. Ses manières étaient violentes, grossières, agressives. Baylor, effrayée, lui tendit un menu... Il sortit une liasse de billets qu'il poussa vers elle à travers le comptoir, et allongeant le bras, s'empara d'une bouteille de bourbon pas encore entamée. Les clients qui se trouvaient sur sa gauche ouvrirent de grands yeux. Il leur jeta un regard mauvais et les rembarra avec brusquerie, toujours en « dutch ».

Tous se détournèrent, gênés.

L'intrus fit signe à Baylor, frappant le menu d'un de ses doigts crochus. Il semblait vouloir commander un steak avec des pommes de terre. Elle prit note sur son calepin, tout en restant à distance respectueuse.

Il s'attaqua ensuite à la bouteille, dont il tira force gorgées baveuses et dégoûtantes. Il en vida plus de la moitié d'un coup. Lorsqu'il refit surface, grimaçant, son teint blafard avait tourné au blême. Les yeux fermés, il semblait ravaler le vomit qui montait. Après quoi il rota, tout sourire.

Un instant plus tard, il sortit d'un coup de son extase éthylique et se mit à gigoter, agacé. Il ne tenait pas en place. Il appelait la serveuse en braillant. Où était son repas ?

« Ca vient », l'assura Miss Baylor, mal à l'aise.

Tout en regardant autour de lui, il continua à remuer sur son tabouret, haletant, il avait l'air d'un « fou furieux »

Derrière le comptoir, Miss Baylor fit le point. Si elle l'avait jugé utile, elle aurait appelé la police municipale. Mais en l'occurence ce « trou du cul » était déjà venu plusieurs fois au Dogboy, menaçant chaque fois la tranquilité de tous d'une façon qui frisait l'illégalité, et pourtant les appels au shérif étaient restés lettre morte. Personne n'était venu pendant des heures.

De toutes façons, les flics eux mêmes, étaient une « plaie ». En plus ils ne laissaient jamais de pourboire.

Elle n'avait aucune envie de les appeler à présent, sous les yeux de ce dément qui baragouinait. Pas plus qu'elle n'avait l'intention de l'éjecter toute seule, sans aucune aide. Et certainement pas sans une arme à feu... Elle n'avait pas le choix : il fallait attendre que son petit ami, membre des Barbares, la bande de motards « redoutées », rapplique avec sa meute, comme ils le faisaient tous les soirs à dix heures et quart.

« Jouvencelle ! » L'intrus frappa violemment le bar avec sa bouteille de Marker's Mark vide à présent. Il l'avait descendue en moins de cinq minutes. « Une autre ! » il se raidit dressé sur son tabouret. « Une autre bouteille ! » Il hurlait à présent.

Découvrant soudain ses canines, les muqueuses irritées et clignant des yeux, il éternua. Un nuage de morve retomba en gouttelettes sur le comptoir. Enervé, il cligna des yeux et cette fois son corps partit vers l'avant lorsqu'il éternua de nouveau, son crâne heurta le bar. Braillant de douleur, il mit une main sur son front. Il avait failli tomber par terre.

Reprenant ses esprits, il s'empara d'une corbeille de bretzels dans laquelle il enfonça le visage, mastiquant à grand bruit. Les miettes étaient partout – sur le devant de sa veste, sur la largeur du comptoir. Puis il jeta la corbeille par dessus son épaule et expectora une boule de mucus qui atterrit par terre.

C'est alors qu'il remarqua la tété – le match de boxe qui déclancha chez lui une crise d'hilarité.

Pendant ce temps, Freida Baylor se trouvait à l'autre bout du bar, le dos tourné – elle préparait une deuxième bouteille de bourbon en l'additionnant de Valium fortement dosé, prescrit par son propre médecin. Discrètement, elle écrasait les comprimés avec un verre de bière puis introduisait la poudre dans la bouteille. Un client assis à proximité, et qui avait repéré son manège, s'abstint de tout commentaire. Il préféra regarder ailleurs.

A ce stade tous les consommateurs étaient dans le meilleur des cas inquiets – en vérité, ils avaient bien trop peur pour oser prendre la porte.

Baylor servit le bourbon médicamenté.

Cinq minutes plus tard le steak aux pommes de terre qu'avait commandé l'intrus arriva en salle. Celui ci qui en était à sa deuxième bouteille ne donnait aucun signe d'affaiblissement.

Selon Baylor, il dévora son repas comme « un foutu cochon » puis en commanda un second, cette fois avec « le double de mouton et de bière ».

Personne n'avait encore quitté la taverne.

A dix heures et quart, un couple fit son entrée, tous deux passablement éméchés. Gibbons, un habitué du Dogboy, se montra des plus bruyant à son arrivée. A ce qu'il semblait, lui et Miss Dollup, connue dans le coin pour ses moeurs légères, se disputaient, pour une cause non précisée.
Après s'être assis au bar, ils continuairent à se chamailler un certain temps, sans lever les yeux, mais ils finirent tout de même par remarquer le silence étrange qui les entourait, ce qui eut raison de leur dispute. En fait Dollup, agacée de n'avoir pas encore été servie, fut la première à s'en rendre compte. Tandis que Gibbons continuait à exposer ses griefs, elle balaya le bar du regard sans rien dire, notant dans un premier temps l'absence de conversation avant de repérer l'inconnu aux yeux de dément, qui de l'autre côté du comptoir la dévisageait... avec un sourire d'ivrogne, elle donna un coup de coude à Gibbons tout en pointant le doigt. Agacé d'être interrompu, celui ci, ivre comme une soupe, avait levé les yeux. Il avait le regard vitreux, injecté de sang, les paupières à moitié baissées.

Au moment où il aperçut l'inconnu, toute couleur disparut de sa face, selon les témoins.

Freida Baylor, reconnaîtrait qu'elle ne portait ni Dollup, ni Gibbons dans son coeur, et ce depuis plusieurs années, affirmerait que la première avait aggravé la situation en « faisant de l'oeil » à l'inconnu.

D'autres clients confirmèrent dans une certaine mesure ses dires, tous en précisant que Miss Dollup ne pouvait nullement deviner, ni même soupçonner dans quoi elle s'engageait. Lorsqu'elle se mit à jeter «  des coups d'oeil suggestifs », pour citer l'un des consommateurs, à travers le comptoir, elle paraissait plutôt désireuse de donner une leçon à Gibbons qu'en quête d'un témoignage d'affection.

Quoi qu'il en soit, les habitués firent de grands signes pour tâcher de la dissuader, mais sans résultat. Baylor la mit en garde d'un geste insistant. Miss Dollup continua de plus belle.

Vacillant, elle retourna à l'inconnu une oeillade. Sa vision embrumée finit par se préciser. Elle plongea les yeux dans les siens avec intensité. Son sourire minaudier commença à se dissiper, remplacé par un air vaguement mal à l'aise.

Gibbons commençait à s'énerver. Les habitués se préparaient au pire car l'inconnu , visiblement enflammé par le désir et l'alcool, ne tenait plus en place.

Faisant signe à Baylor, il l'interrogea avec rudesse : « Qui est cette ribaude ? »

Baylor haussa les épaules.

L'intrus s'exprima toujours en « dutch ». On aurait dit la bande-son d'un film d'épouvante. Il lui fit signe de servir un verre à Miss Dollup.

Baylor, exaspérée, mit un certain temps à s'exécuter.

L'inconnu poussa alors quelques billets dans sa direction tout en frappant un grand coup sur le comptoir : « Fais c'que j'te dis ! »

Elle sursauta, reculant d'un pas. Derrière elle, Miss Dollup, qui semblait sortir d'un rêve, éclata de rire : « Sers-moi un whisky. »

Gibbons intervint : « Ne lui sers pas de whisky. »

L'inconnu répliqua d'un ton brusque : « Silence, vermine ! » Il se tourna vers Baylor : « Tu as entendu la dame ? »

Un silence digne d'une prise d'otages s'installa dans la salle. Miss Baylor fronça les sourcils : « Tu vas le regretter Valérie. »

Dollup répliqua en ricanant : « Apporte moi un whisky Freida. »

Hors d'elle, Baylor se mit à préparer un whisky à l'eau tout en secouant la tête.

L'inconnu rejeta la tête et fit entendre un rire « terrifiant ».

Puis en un éclair, il se leva et, emportant sa bouteille, fit le tour du comptoir pour se diriger vers Valérie Dollup.

Une vague de panique traversa la salle.

D'un seul geste, l'inconnu s'empara de Gibbons par la peau du cou et l'arracha à son tabouret. Gibbons heurta le mur et tomba par terre en glapissant. Tous avaient le souffle coupé, mais personne ne fit la moindre tentative pour s'interposer. L'inconnu se laissa glisser sur le tabouret à côté de Dollup, avec un sourire obscène : « Salutations Fräulein. »

Tandis que Gibbons se remettait tant bien que mal sur ses pieds, la porte s'ouvrit et le premier des Barbares apparut – enfin : ils avaient une demi-heure de retard. Taylor Blake, le petit ami de Miss Baylor, arriva, lui, à l'instant précis où Gibbons, qu'il ne « pouvait pas encadrer », décrochait une queue de billard suspendue au mur et l'abattait sur le crâne de l'inconnu.

Les Barbares auraient pu être tentés d'intervenir – traduction : de réduire Gibbons en purée – si l'inconnu n'avait lui même pris les choses en main. Indemne en apparence, il tournoya en direction de Gibbons et, d'un revers de la main , l'envoya voltiger par terre. S 'emparant de la queue de billard cassée, il se mit à le battre à bras raccourcis. Gibbons, qui poussait un cri aigu à chaque coup, essaya de ramper jusqu'à la porte. Ignorant les appels au secours de Miss Baylor, les barbares se contentaient de s'esclaffer. Pris par surprise, ils s'écartèrent pour laisser passer « le ver de terre », comme ils avaient toujours appelé Gibbons, qui se fit « brutalement cravacher » jusqu'à la porte. Riant toujours, ils prirent la peine de claquer celle ci derrière lui.

C'était une surprise aussi agréable qu'inattendue – la soirée s'annoncait bien.

Malgré les récriminations de Freida Baylor, qui se plaignait que l'inconnu ait causé des ennuis toute la soirée, et en dépis de l'air «  carrément bizarre » de celui-ci et du fait qu'il « puait la merde », les barbares avaient apprécié le spectacle.

« Qu'est ce que tu bois », demanda Taylor ?

Une fois de plus, l'inconnu répondit en « dutch ». Personne n'y compris un traître mot, mais son attitude générale n'avait rien de respectueux. Leurs biscotos couverts de cuirs ne semblaient pas l'impressionner. Visiblement, il n'avait peur de rien : « Un dur de dur ».

Montrant les dents, il traversa la taverne d'un bond et fondit sur Miss Dollup, désormais circonspecte. Après avoir descendu une nouvelle rasade de bourbon, il laissa échapper un rire perçant et, la prenant par le bras il l'entraîna tout le long du comptoir jusqu'aux toilettes des dames ...

Pendant les minutes qui suivirent, on entendit plus qu'un délire de coups violents et de hurlements qui retentissaient derrière la porte. Tout ce temps Freida Baylor ne cessa de maudire, non seulement son copain, Taylor, mais aussi le reste de la meute qui restait là sans lever le petit doigt. Ils l'envoyèrent paître, affirmant que Dollup n'avait que ce qu'elle avait cherché et mérité - sans compter qu'elle s'en payait un tranche.

Ce qui selon les témoins, était peut être exact, ou pas, à en juger par les cris qui pouvaient passer pour du « plaisir ».

De toutes façons, Miss Baylor en avait par dessus la tête. Elle éreinta les comparses de son boy friend, les traitant de lâches. Lorsque l'un d'entre eux se mit à préparer un rail de méthamphétamine sur le comptoir, sous son nez (ce que tous les Barbares nieraient par la suite), elle baissa les bras et appela la police. Les Barbares la huèrent en la traîtant de « casseuse d'ambiance ».

En fait, la police avait déjà été rameutée – d'abord par Dwayne Gibbons, couvert de plaies et de bosses, puis par les deux premiers clients qui, lorsque la voie était devenue libre, en avait profité pour s'enfuir. Ils avaient appelé à tour de rôle du taxiphone situé dehors dans le parking. Les agent Kreider et Beaumont, lequel venait de reprendre ses fonctions, étaient en route.

Dans la teverne cependant, les coups et les gémissements en provenance des toilettes atteignaient leur acmé. Puis ce fut le silence, interrompu par le vacarme qui accompagnait un K-O à la télé.

Bientôt la porte s'ouvrit d'un coup. L'inconnu réapparut – débraillé, datraqué et « puant plus que jamais ».

Qui plus est, son teint semblait s'être « assombri ». Son dos s'était voûté, ses yeux étaient devenus « écarlates ».

Il ne réagit pas lorsque les Barbares l'invitèrent à sniffer « sa part » au comptoir. Il semblait ne pas comprendre ni leur discours ni leurs intentions.

Pour finir, selon l'un des témoignages, quelqu'un (Taylor Blake) sortit en guise de démonstration un billet de un dollard enroulé.

« C'est pas du meilleur, aurait-il indiqué, mais c'est bien suffisant pour un week end à Blue Ball. »

L'attention désormais en éveil, l'inconnu accepta le billet qui lui était tendu et suivit l'exemple de Blake, sniffant non seulment la ligne de « cristal » qui lui était destinée, mais aussi trois autres qui ne l'étaient pas. Le visage écrasé sur le comptoir, il aspirait et bavait avec un complet abandon.

Ce dont les Barbares ne parurent pas lui tenir rigueur, malgré la pagaille qu'il avait mise.

Lorsqu'il se releva, la face couverte de poudre, il clignait des yeux, secoué de spasmes qui lui coupaient le souffle.

Les Barbares se mirent à rire tandis que plusieurs habitués, écoeurés, se dépêchaient de gagner la sortie...

C'est alors que Miss Dollup émergea des toilettes. Tous se tournèrent vers elle - debout dans le cadre de la porte, dévastée, abattue, les vêtements en lambeaux. L'inconnu ne la gratifia même pas d'un regard – bravant et sniffant de plus belle, la face contre le comptoir – tandis que Miss Baylor, furieuse, criait : « Donnez-lui une veste ! » L'inconnu se raidit brusquement, il s'étranglait. Puis il agrippa le comptoir et tendit le cou tandis qu'un haut-le-coeur le secouait, suivi d'un clac oesophagien. Une plainte s'éleva des profondeurs de son diafragme.

Quelle qu'en fût la cause : une surcharge cardiaque, la cuisine notoirement grasse de la taverne, le litre et demi de whisky qu'il venait d'ingurgiter en une heure, les trois comprimés de Valium ingérés à son insu – ou évidemment, le décontractant musculaire qui avait servi à étendre la double dose de speed -, une explosion de flatulences déchira l'air, suivi de l'âcre puanteur des fèces.

Gémissante, Miss Baylor implora le sauveur. Les Barbares reculèrent, soudain inquiets. Seul le regard d'outre tombe de Valérie Dollup resta inchangé d'un bout à l'autre.

L'inconnu/l'intrus, dont l'apparence était devenue « subhumaine » - comme le dirait un client, en une heure de temps, il s'était métamorphosé : « il est entré sous forme humaine, et reparti sous forme animale » -, s'arracha alors du comptoir, remonta l'allée centrale à toutes jambes, dépassa le juke-boxe au grand galop, survola le paillasson imprimé et, passant la porte d'un bond, disparut dans la nuit.





... des cris de surprise à l'arrière, qui diminuent. Air libre. Vent du nord, à travers les champs d'aster, de sumac et d'azote – claquement de l'asphalte sous les pieds – détritus sur le route qu'il faut enjamber, descendre dans un fossé – obstrué d'huile, d'eau usée, d'eau de pluie... gravir le talus dentelé de calcaire et de quartz, vers les lignes électriques qui bourdonnent là haut – lumière aveuglante, d'autres voix à l'arrière, d'autres pneus sur l'asphalte, qui s'approchent - appels pressants au conduteur – monter toujours, enjamber le talus, puis dégringoler, dévaler jusqu'en bas - un plateau d'asters, d'herbe du diable, du vieux fil de fer barbelé rouillé sur les appendices qui perforent la chair – s'en libérer - la chamade au dedans tout en avançant toujours... à travers les chardons, la centaurée et l'apocyn, jusqu'à l'aorte/ventricule, le marteau et l'enclume. Déferlement. Soif et palpitations. Trop plein, avancer – jusqu'aux cieux là haut qui béent dans l'obscurité : des trains au loin, du trafic motorisé stoppé à un carrefour... Une odeur de brûlé sous le vent, de fumées d'échappement et de cellophane – oxyde de carbonne, fibre de verre, vinyle - qui flotte au dessus des champs de carottes sauvages en fleur, des bouquets de chênes et de noyers blancs d'Amérique – chardons qui déchirent la parure déchiquetée, lambeaux qui pendent aux ronces à l'arrière – jusqu'à ce que tout à fait dévêtu et courant à l'instar d'une fulgurante mise au monde, seul, à la naissance : nu, couvert de sang, vagissant et présent sans limite, même s'il est assoiffé, terriblement assoiffé – à quatre pattes au bord d'un ruisseau – reflet de la lune qui ondoie, une fournaise à combustion rationnalisée qui engloutit, consume nourrit, croît progressivement jusqu'à son terme... debout à nouveau. Ténèbres. Interruption du mouvement – des ronces encore, du laiton épineux, qui creuse et arrache - une trouée dans l'enchevêtrement, un poteau de clôture qui s'effrite – enjamber – une clairière ou l'herbe est plus tendre - trèfle et verge d'or, suaves même à présent dans le craquement sec de l'automne, apaisant les coups de baguette de coudrier – atteindre enfin un bouquet de chênes blancs et de pacaniers – l'herbe aux perruches explose sous les pas – solde forêt granuleux, couvert de noix vertes, amères, de pommes de pin, de kutzu - une voûte en surplomb, couronnes de chênes blancs et d'érables, légèrement assombries par les couches de cornouillés et de sassafras - qui ouvre sur le firmament... Affleurements de granite tacheté de lichen rouge, verdâtre et de mousse – glissante sous la pente – déraper, dévaler, culbuter jusqu'à – BANG – vestiges putréfiés d'une souche de châtaignier – reprendre connaissance dans l'éclaboussement d'un corridor obscur - se lever, poursuivre vers le nord..
Ténèbres ...
Bondir au clair de lune à travers les champs de courges, et de citrouilles, piétiner le fumier – asphalte à nouveau, passer au dessous : klaxons, crissement, embardées et SLAM – en plein dans un poteau – cour toujours, le tonnerre aux trousses - douleur dans le côté, élancement, insupportable – avancer, toujours avancer et fuir...
Arôme de paille et d'enfermement : étables et enclos, odeur fumante, fétide du fumier – corps lourds, contractés par la peur, mûrs pour la lacération de la chair et du cramoisi... tonnerre et grondements - et des voix à présent, furieuses – braillant par à-coups – bondir à nouveau...
Ténèbres encore...
...longues herbes au dessus d'une parcelle pleine de logements modernes en cours de construction. Un moteur traverse le ciel. Des automobiles dans la clairière en contrebas. Des hommes dedans. Patrouillant sur la propriété. Terre profanée. De nouveau en mouvement...
Fracas et cliquetis des poutres qui s'effondrent. Porte arrachée de ses gonds, restée debout.
Projecteurs, hurlements, nouvelles rafales de tonnerre, grondement... grains de plomb qui sifflent aux oreilles, manquent leur cible...
... entrer dans un champs d'orties et de lière. Avancer à travers un fouilli de halliers jusqu'à une clairière couverte de solanacées, de millepertuis, de moutarde sauvage... au delà, rangée obscure d'arbres à feuilles persistantes : cyprès, mélèzes, épicéas – tapis d'aiguille et de pommes de pin sous les talons, arôme sucré de la sève de pin séchée...
Vrombissement de moteur qui s'amplifie à l'avant...
Leur échapper sans mal, remonter une route peu fréquentée jusqu'à un champs d'âcre azote... avancer sous le vent par rapport à la maison du méchant homme, s'en approcher, évidence de son absence - en raison de l'esprit, de la pureté – maison vide : arracher les gouttières, fracasser les fenêtres, démolir le manche de la pompe, renverser la roue à eau – vaporiser la véranda d'un bout à l'autre, puis repartir, avancer encore...
Ténèbres...
... lampourde, verge d'or, herbe aux perruches – poursuivre vers le nord par dessus l'eau, à travers les fossés, dans le granite – obscurité toujours, mort de soif, et au delà : vers la forteresse de douleur du méchant homme – le lieu de captivité, l'antre du massacre...


Tristan Egolf KORNWOLF (extrait)

samedi 11 septembre 2010

LUTETIA


Quand tous les allemands furent partis, il ne resta plus qu'une paire d'exilés d'une autre nature. Deux réchappés des Balkans, chez qui la bohême n'est jamais loin de la Moravie. Leur nationalité exacte importait peu, ils en venaient, ils en étaient. De toutes façons, entre le bar et le salon, à partir d'une certaine heure, il n'y avait plus guère que les garçons pour s'exprimer encore en français.

Pour avoir déjà écouté le plus corpulent des deux parler d' « oseille » au téléphone, la chaleur l'ayant imprudemment poussé à entrebailler la porte de la cabine, j'étais fixé sur ses intentions. Manifestement, il ne s'était pas rendu à Paris pour assister à une réunion de famille, ou alors au sens large. Ces deux là menaient de toute évidence des existences à double issue. Ils valaient d'être surveillés, du moins dans les limites de mes prérogatives.

L'un assez enveloppé, dissimulait en permanence son visage derrière sa main ; mais il appuyait son front si maladroitement sur les doigts, même quand il parlait et qu'il levait le coude pour suivre les mouvements de sa tête, que cela en, devenait comique ; il transpirait tout le temps et s'épongeait le front avec un mouchoir blanc qu'il conservait plié dans la paume, à la manière de ces fumeurs si attachés à leur vice qu'ils conservent leur paquet dans la main qui tient la cigarette. L'autre au masque si douloureux, semblait être tout le temps entre deux accès d'hypercontrie ; il ne tenait pas en place et l'on pouvait déduire sans risque son émaciation d'une pratique permanente des cent pas. Si maigre qu'il semblait vivre en compagnie de son cadavre. Il s'en voulait. Peut être n'y en avait-il pas de quoi, tant c'était ancré dans sa nature profonde. On est tous en guerre contre soi-même, mais celui là ne négociait jamais de cessez-le-feu.

La teinte de leurs pardessus témoignait d'une ancienne familiarité avec le vagabondage européen. Leur complet en mauvais drap évoquait les cours grouillantes et les cages d'escalier aux odeurs rances. Des feuilles nationalistes les auraient certainement qualifiés de métèques. Pas moi, même si je n'en pensais pas moins. « Métèques », « vermines », « parasites » et d'autres encore, ce lexique de la haine me dégoûtait au point de me les rendre sympahiques, voire pathétiques, c'est dire. A quoi reconnaît-on un émigré d'Europe centrale dans un hôtel ? C'est celui qui entre par la porte à tambour derrière vous et en ressort devant vous ! Voilà ce que nous nous amusions à raconter, mais ce n'était pas bien méchant, et même un rien admiratif.

Si je ne les avais pas déjà interrogés à la PJ au cours de ma première vie, je les avais certainement croisés dans Pietr-le-Letton ou tout autre roman de la veine cosmopolite de Simenon. Et si ce n'étaient pas eux, c'était donc leurs frères ou leurs cousins. De ces faussaires aux identités à géométrie variable, qui ignorent les frontières et voyagent avec autant de naturel sur le marchepied des wagons de marchandise que dans les couchettes de luxe des trains de nuit. Un étranger n'est jamais tout à fait en règle. Pourtant, instruit par l'affaire Stavisky, je savais d'expérience que ces trafiquants là, trahis d'emblé par leur dégaine approximative, une certaine maladresse en toutes choses, cette détestable habitude de s'excuser tout le temps, pour ne rien dire de leurs inflexions – un émigré est quelqu'un qui a tout perdu, sauf son accent - , n'étaient au fond pas les plus dangereux. Ils l'étaient moins que tous ces gentlemen emparticulés, aux ongles entretenus par une manucure, qui obtenaient la confiance des banquiers sur leur apparence, leur nom et la réputation qui en découlait ; sur leur surface, en somme. Pourtant combien de fondsecrétiers dans ce milieu ! A la messe, ils devaient recevoir l'hostie comme un jeton de présence. Eux non plus ne dédaignaient pas les enveloppes, mais ils les acceptaient avec une certaine classe. Car avec le standard de vie qui est le leur, on ne touche pas, on émarge.

Pierre Assouline LUTETIA (extrait)

lundi 2 août 2010

En crachant du haut des buildings



Lorsque je lui rendis la bouteille, Flash poussa un profond soupir.

- Tu vois ...

Il baissa les yeux par terre pour mieux se concentrer, puis repris :

- Tu vois... je sais bien que ça caille, dehors. Moi aussi y'a des jours, là haut, j'en ai marre de ce froid de merde. Y'a des jours où je le supporte plus tu vois ? Y'a des jours, je supporte plus le président de merde de ces Etats Unis de merde. Y'a des jours j'aurais envie de garer un camion avec une bombe et un détonnateur devant les ambassades de toutes les minorités de bronzés de cette ville, tous ces enculés de Nègres et d'enturbannés du, Moyen Orient qui nous extorquent à longeuur de temps leur chèque d'allocations de merde, tu vois ... Et y'a des jours, presque tous les jours, je hais ce gros enculé de Johnny Murphy. Presque tous les jours, oui. Je pourrais facilement le tuer, lui écraser le cul comme à une grosse mouche, pour lui faire avaler tout le mépris de merde qui sort de son trou du cul de bouche de merde ! Tu vois ?... Je le déteste pour de bon cet enculé ! Mais comme je viens de le dire, y'a des jours avec et des jours sans ...
Il réfléchit un instant, s'enfila une autre rasade de Mad Dog, puis décida de continuer.

- Tu vois Dante, moi je me retrouve ici, tu vois, à bosser comme un con tout en haut des buildings et à me les geler tous les jours de merde que Dieu fait. Mais il y a quelques mois, un vendredi, tu vois, je suis passé à son bureau de merde pour prendre mon putain de chèque. Et alors devine ce que j'ai découvert ? Tu devines pas ? Ben je vais te le dire, je me suis aperçu que cet enculé de Murphy, et l'autre type, son patron, celui que j'appelle l'enculé numéro deux, eh ben, ces deux enfoirés se sont mis d'accord pour me ratiboiser mes heures grâce à un artifice juridique de merde qui leur sert d'alibi. Tu vois Dante, l'enculé numéro deux, l'autre putain d'enculé qui emploie ce gros enculé de Murphy, il n'est plus obligé de payer à ses employés leur temps de transport, parce que ces deux enfoirés ont tout d'un coup décidé de nous donner le statut de travailleur indépendants, tu vois ... Alors maintenant, du coup, tout le monde perd quatre heures. Quatre heures par semaine, tu vois ! Seize heures par mois !

Il me tendit la bouteille et je bus à mon tour une longue rasade.
Flash continua sur sa lancée. Rien n'aurait pu l'arrêter.

- Mais attends, renchérit-il, j'ai gardé le meilleur pour la fin ! Ca ne les empêche pas de nous faire quand même le coup des retenues, tu vois ? Sympa, non ? Ils ont simplement changé le nom de ce qu'ils appelaient avant les « défalcation ». Alors maintenant, tu vois, comme on a le statut de travailleurs indépendants, ils déduisent de notre paye le matériel et toute leur merde, alors qu'avant ils étaient obligés de nous les fournir gratos pour qu'on puisse bosser. Maintenant, on se fait baiser deux fois au lieu d'une ! Putain, tu vois, c'est des vrais artistes ces mecs ! Je veux dire, c'est des vrais pros d'enculés du coup en douce ! Même le matériel, maintenant, même les chiffons ! T'imagines, ces enculés nous font même payer les chiffons ! C'est écrit noir sur blanc sur ma feuille de paye, dans la colonne « retenues », « chiffons, trois dollars » ! Je te baratine pas, tu vois, « chiffons ». C'est dingue, non ? Les enculés ! C'est des vrais tueurs ces irlandais ! Ce putain de gros enculé de Murphy et le proprio cet enfoiré de Benjamin Moriarty, Monsieur Red Ball en persoone, alias Benny Moriarty. Je les hais, ces mecs ! C'est tous les deux des enculés, tu vois ? Non mais, tu vois ce que je veux dire ?

- Je vois, ouais.

Flash but encore une demi douzaine de gorgées, puis il me repassa la bouteille.

- Mais maintenant, repris Flash, comme j'ai ouvert ma gueule pour me plaindre de leurs petites magouilles de merde sur notre dos, Murphy a trouvé un nouveau truc – cette ordure de putain d'enculé de sa race ! Son nouveau truc, c'est me coller tous les nouveaux qui signent chez lui. Ne le prends pas pour toi Dante. Mais tu vois, c'est comme pour me punir parce que je ne me suis pas laissé faire, Ce gros con m'a mis sur la liste noire. Tu vois ?

Je voyais parfaitement.

- Bois encore un coup, Dante.

Je bus de nouveau quelques bonnes gorgées. Je les sentais descendre dans mon estomac.

- Tous les jours, reprit-il, je fais une pause, à peu près à cette heure là, tu vois. Je prends une demi heure. Je me gêne pas, Parfois même une heure entière ! Qu'ils aillent se faire foutre, tu vois ? Ils ne me payent plus mes pause, alors qu'ils aillent se faire mettre ! Tu vois ?

- Ouais. T'as raison. Qu'ils aillent se faire foutre.

Nous fumions cigarettes sur cigarettes, en nous repassant la bouteille, jusqu'à ce qu'elle soit complètement vide. Flash parlait sans discontinuer. Le reste du temps, il devait lui falloir au moins une semaine pour aligner autant de mots, peut être même deux. Je me contentais de boire et d'écouter.

- Alors ? Demanda-t-il lorsque la bouteille fut vide.

- Alors... commençai-je.

- T'es d'accord ?

- Ouais, d'accord.

- Tu largues ce boulot ou tu continues à bosser avec moi ?

Je réfléchis quelques intants. Le Mad Dog m'avais remis les idées en place.

- Je reste bosser avec toi.

Dan Fante
En crachant du haut des buildings (extrait)

vendredi 18 juin 2010

Chasseurs de vieux


Robert Saggini, administrateur d'une petite fabrique de papier, quarante six ans, les cheveux gris, bel homme, arrêta son auto à quelques pas d'un bar tabac encore ouvert, on ne sait trop par quelle chance, Il était deux heures du matin.
« Une minute,je reviens tout de suite », dit-il à la jeune femme assise près de lui. C'était un beau brin de fille, à la lumière des réverbères au néon, son rouge à lèvres se détachait comme une fleur épanouie.
Devant le tabac, plusieurs voitures étaient garées. Il avait dû s'arrêter un peu plus loin. C'était un soir de mai, l'air printanier était tiède et vif à la fois. Toutes les rues étaient désertes.
Il entra au bar, acheta ses cigarettes, Comme il était sur le pas de la porte et s'apprêtait à rejoindre sa voiture, un appel sinistre résonna.
Est-ce qu'il venait de la maison d'en face ? D'une rue latérale, ou bien ces créatures surgissaient-elles de l'asphalte ? Deux, trois, cinq, sept silhouettes rapides fondirent concentriquement en direction de la voiture
«  allez, tombez lui dessus ! ».
Et là-dessus, un coup de sifflet prolongé, modulé, la fanfare de guerre de ces jeunes canailles : aux heures les plus imprévues de la nuit, ce signal tirait de leur sommeil des quartiers entiers et les gens, frissonnant, se pelotonnaient encore plus dans leur lit, en priant Dieu pour le malheureux dont le lynchage commençait.
Roberto mesura le danger, c'est après lui qu'ils en avaient. On vivait une époque ou les hommes de plus de quarante ans y réfléchissaient à deux fois avant d'aller se promener en plein milieu de la nuit. Après quanrante ans on est vieux. Et les nouvelles générations éprouvaient un total mépris pour les vieux. Un sombre ressentiment dressait les petits fils contre les grands pères, les fils contre les pères. Et ce n'est pas tout : il s'était créé des espèces de clubs, d'associations, de sectes, dominées par une haine sauvage envers les vieilles générations, comme si celles-ci étaient responsables de leur mécontentement, de leur mélancolie, de leur désilusion, de leur malheur qui sont le propre de la jeunesse depuis que le monde est monde. Et le nuit les bandes de jeunes se déchaînaient, surtout en banlieue, et pourchassaient les vieux. Quand il parvenaient à en attraper un, ils le bourraient de coups de pied, ils lui arrachaient ses vêtements, le fouettaient, le peinturluraient, de vernis, et puis l'abandonnaient ligoté à un arbre ou à un réverbère. Dans certains cas, tout à la frénésie de leur rite brutal, ils dépassaient la mesure. Et à l'aube, on trouvait au milieu de la rue des cadavres méconnaissables et souillés.

Le problème des jeunes ! Cet éternel tourment, qui depuis des millénaires s'étaient résolu sans drame de père en fils, explosait finalement. Les journaux, la radio , la télévision, les films y étaient pour quelque chose. On flattait les jeunes, on les plaignait, ils étaient adulés, exaltés, encouragés à s'imposer au monde de n'importe quelle façon. Jusqu'aux vieux, qui apeurés devant ce vaste mouvement des esprits, y participaient pour se créer un alibi, pour faire voir – mais c'était bien inutile – qu'ils avaient cinquante ou soixante ans, ça oui, mais que leur esprit était encore jeune et qu'ils partageaient les souffrances et les aspirations des nouvelles recrues. Il se faisaient des illusions, ils pouvaient bien raconter ce qu'ils voulaient, les jeunes étaient contre eux, les jeunes se sentaient les maîtres du monde, les jeunes en toute justice réclamaient le pouvoir jusqu'alors tenu par les patriarches. « L'âge est un crime », tel était leur slogan.

D'où les chasses noctures devant lesquelles l'autorité, inquiète à son tour, fermait volontiers un oeil. Tant pis pour eux après tout si les croulants, qui auraient mieux fait de rester chez eux au coin de leur feu, s'offraient le luxe de provoquer les jeunes avec leur frénésie sénile.
C'étaient surtout des vieux en compagnie de femmes jeunes qui étaient visés. Alors la jubilation des persécuteurs ne connaissait plus de bornes. Dans ces cas là l'homme était ligoté et roué de coup tandis que sous ses yeux, sa compagne était soumis par ses contemporains, à de longues violences corporelles raffinées de tout genre.
Roberto Saggini mesura le danger. Il se dit : je n'ai pas le temps d'arriver jusqu'à l'auto. Mais je peux me réfugier au bar, ces petits salauds n'oseront pas entrer. Elle au contraire, elle aura le temps de fuir.

- Sylvia, Sylvia ! Cria-t-il, démarre ! Dépêche toi ! Vite! Vite !

Heureusement la fille comprit. D'un coup de hache rapide, elle se glissa devant le volant, mit le contact, passa en première et démarra à toute allure en emballant le moteur.
L'homme eut un soupir de soulagement. Maintenant il devait penser à lui. Il se retourna pour trouver son salut dans le bar. Mais au même instant le rideau de fer se baissa d'un seul coup.

- Ouvrez, ouvrez, supplia-t-il.

Personne ne répondit de l'intérieur. Comme toujours, quand un raid de jeunes se déclanchait, ils restaient tous tapis dans leur coin. Personne ne voulait voir ou savoir, personne ne voulait s'en mêler.
Il n'y avait plus un instant à perdre. Bien éclairés par des réverbères puissants, sept, huit types convergeaient vers lui sans même courir, tant ils étaient certains de l'attraper.
L'un d'eux, grand, pâle, le crâne rasé, portait un tricot rouge foncé où se détachait un grand R majuscule blanc.
« Je suis fichu », pensa Saggini. Les journaux parlaient de cet R depuis des mois. C'était le signe de Sergio Régora, le chef de bande le plus cruel qui soit. On racontait qu'il avait personnellement réglé leur compte à plus d'une cinquantaine de vieux. La seule chose à faire était de se risquer. A gauche, au fond de la petite rue, s'ouvrait une large place où s'était installée une fête foraine. Le tout était de réussir à arriver sans encombre jusque là. Après, dans le fouilli des boutiques, des caravanes, se serait facile de se cacher.
Il partit à fond de train, il était encore un homme agile, et il vit du coin de l'oeil une gamine courtaude qui débouchait sur sa droite pour lui couper le chemin, elle portait un pull-over, avec le R blanc. Elle avait un visage renfrogné extrèmement déplaisant et une bouche large qui criait : « arrête-toi, vieux cochon ! » Sa main droite serrait une lourde cravache de cuir.
La gamine lui tomba dessus. Mais l'homme porté par son élan la renversa et elle se retrouva par terre avant d'avoir eu le temps de le frapper.
S'étant ainsi frayé un chemin, Saggini, avec tout le souffle qui lui restait, sélança vers l'espace sombre. Un grillage entourait l'endroit de la fête foraine. Il le franchit d'un bon, courut là où les ténèbres lui semblaient les plus épaisses. Et les autres toujours derrière lui.
- Ah ! Il veut nous échapper, le salaud ! S'écria Sergio Régora qui ne se pressait outre mesure, convaincu de tenir déjà sa proie. Et il ose nous résister par dessus le marché !
Sa bande galopait à côté de lui :

- Oh ! Chef, écoute ! Je voudrait te dire quelque chose...
Ils étaient arrivés devant la foire. Ils s'arrêtèrent.
- Et t'as besoin de me dire ça maintenant ?
- J'voudrais bien me tromper, mais j'ai l'impression que c'type-là c'est mon parternel.
- Ton père, ce salaud ?
- Vouais, on dirait bien que c'est lui.
- Tant mieux.
- Mais je...
- Oh ! Tu vas pas la ramener maintenant, non ?
- Ben! C'est que ça me paraît...
- Quoi ! Tu l'aime ?
- Oh ! Non alors ! C'est un tel imbécile... Et puis un enquiquineur de première. Il en a jamais fini...
- Alors ?
- Ben ça me fait tout de même quelque chose, quoi, si tu veux savoir.
- T'es qu'une andouille, un froussard, une lavette. T'as pas honte ? Le coup s'est encore jamais produit avec mon père, mais je te jure que ça me ferait jouir ! Allez, allez, maintenant c'est pas tout, il faut le faire sortir de là.

Le coeur battant, essoufflé par sa course, Saggini s'était camouflé en se faisant le plus petit possible, devant une grande banne, peut-être celle d'un cirque, complètement dans l'ombre, tâchant de se fondre sous les pans de toile.
A côté, à cinq, six mètres, il y avait une roulotte de romanichels avec sa petite fenêtre allumée. L'air fut déchiré d'un nouveau coup de sifflet des jeunes voyous. Dans la roulotte on entendit un remue-ménage. Et puis une grosse femme opulente et très belle se montra sur le pas de la petite porte, curieuse.

- Madame, madame, balbutia Saggini, de sa cachette incertaine.
- Qu'est-ce qu'il y a ? fit-elle méfiante.
- Je vous en supplie, laissez moi entrer. Je suis poursuivi. Ils veulent me tuer.
- Non, non, on ne veut pas d'embêtement ici.
- Vingt mille lires pour vous si vous me laissez entrer.
- Quoi ?
- Vingt mille lires.
- Non, non. Ici on est des gens honnêtes, nous autres.

Elle se retira, referma la porte, on entendit le bruit du verrou intérieur. Et puis même la lumière s'éteignit.
Silence. Pas une voix, pas un bruit de pas. Est ce que la bande aurait renoncé ? Une horloge lointaine sonna le quart de deux heures. Une horloge lointaine sonna la demi de deux heures. Une horloge lointaine sonna les trois quarts de deux heures.
Lentement, attentif à ne pas faire de bruit, saggini se releva. Maintenant peut-être il allait pouvoir se tirer de là.
Soudainement un de ces maudits lui tomba dessus et leva la main droite en brandissant une chose qu'on ne distinguait pas bien. Saggini, en un éclair se souvint de ce que lui avait dit un ami, bien des années auparavant : si quelqu'un cherche la bagarre, il suffit d'un coup de poing au menton, mais l'important est de bondir de toutes ses forces au même moment en sorte que ce n'est pas seulement le poing mais tout le poids du corps qui frappe l'agresseur.
Saggini se détendit tandis que son poing rencontrait quelque chose de dur avec un sourd craquement. « Ah ! » gémit l'autre, s'affaisant lourdement sur le dos. Dans le visage contracté qui se renversait en arrière, Saggini reconnu son fils. « Toi ! Ettore... » et il se pencha avec l'intention de le secourir.
Mais trois ombres débouchèrent.

- Il est là, le voilà, tapez lui dessus à ce sale vieux !

Il s'enfuit comme un fou, bondissant d'une zone d'ombre à une autre, talonné par le halètement des chasseurs, toujours plus furieux et plus proches. Tout à coup un objet en métal heurta sa joue, provoquant une atroce douleur. Il fit un écart désespéré, chercha une voie d'échappement, ils l'avaient acculé aux limites de la foire, qui ne pouvait plus lui offrir de salut.
Un peu plus loin, à une centaine de mètres, les jardins commençaient. L'énergie du désespoir lui permit de franchir cette distance sans être rejoint. Et cette manoeuvre désorienta même ses poursuivants. L'alarme ne fut donnée qu'au dernier moment, alors qu'il avait déjà atteint la lisière d'un petit bois.
Par là, par là, regardez le, il veut se cacher dans le bois. Allez, allez, sus au croulant !
La poursuite reprit. Si seulement il pouvait tenir jusqu'au premières lueurs de l'aube, il serait sauvé, mais combien de temps encore à passer avant !
Les horloges, çà et là sonnaient les heures, mais dans son angoisse fiévreuse, il n'arrivait pas à compter les coups. Il descendit une colline, déboula dans une petite vallée, grimpa sur une rive, traversa une quelquonque rivière, mais chaque fois qu'il se retournait et regardait derrière lui , trois, quatre de ces canailles étaient toujours là implacables, gesticulant frénétiquement tout en le pourchassant.
Lorsque ses dernières forces épuisées, il se jucha sur le rebord d'un vieux bastion à pic, il vit que le ciel, au delà de la masse des toits, pâlissait. Mais il était trop tard désormais. Il se sentait complètement exténué. Le sang coulait à flots de sa joue balafrée. Et Régora était sur le point de le rattraper. Il devina dans la pénombre son ricanement blanc. Ils se trouvèrent face à face tous les deux sur l'étroite arête herbeuse. Régora n'eut même pas à le frapper. Pour l'éviter Saggini fit un pas en arrrière, ne trouva que le vide et tomba roulant sur le versant à pic tout en pierres et en ronces. On entendit un bruit mou puis un gémissement déchirant.
Il n'y a pas laissé sa peau, mais on lui a donné la leçon qu'il méritait, dit Régora. Maintenant il vaut mieux foutre le camp. On ne sait jamais avec les flics.
Ils s'en allèrent par petits groupes, en commentant leur chasse, et en se tordant de rire. Mais elle avait duré longtemps cette fois. Aucun vieux ne leur avait donné autant de fil à retordre. Eux aussi ils se sentaient fatigués. Qui peut savoir pourquoi ils se sentaient très las. Le petit groupe se disloqua. Régora partit d'un côté avec la gamine. Ils arrivèrent à une place illuminée.

- Qu'est ce que tu as sur la tête ? Demanda-t-elle.
- Et toi ? Toi aussi.

Ils s'approchèrent l'un de l'autre, s'examinant réciproquement.

- Mon dieu, tu en as une figure ! Et tout ce blanc sur tes cheveux !
- Mais toi aussi tu as une tête épouvantable.

Une inquiétude soudaine. Cela n'était encore jamais arrivé à Régora. Il s'approcha d'une vitrine pour se regarder.
Dans le mirroir il vit très distinctement un homme sur la cinquantaine environ, les yeux et les joues flasques, les paupières flétries, un cou comme celui des pélicans. Il essaya de sourire, il lui manquait deux dents sur le devant.
Etait-ce un cauchemar ? Il se retourna. La fille avait disparu. Et puis au fond de la place trois garçons se précipitèrent sur lui. Ils étaient cinq, huit. Ils lancèrent un long coup de sifflet terrifiant.

- Allez, allez tombez lui dessus au croulant !

Maintenant, c'était lui le vieux. Et à son tour était arrivé.
Régora commença à courir de toutes ses forces, mais elles étaient faibles. La jeunesse, cette saison fanfaronne et sans pitié qui semblait devoir durer toujours, qui semblait ne jamais devoir finir. Et une nuit avait suffi à la brûler. Maintenant il ne restait rien à dépenser.

Dino Buzzati Le K (nouvelle)