jeudi 14 octobre 2010

LE FOND


Le voyage ne dura qu'une vingtaine de minutes. Puis le camion s'est arrêté et nous avons vu apparaître une grande porte surmontée d'une inscription vivement éclairée (aujourd'hui encore son souvenir me poursuit en rêve) : ARBEIT MACHT FREI, le travail rend libre.

Nous sommes descendus, on nous a fait entrer dans une vaste pièce nue, à peine chauffée ; que nous avons soif ! Le léger bruissement de l'eau dans les radiateurs nous rend fous : nous n'avons rien bu depuis quatre jours. Il y a bien un robinet, mais un écriteau accroché au dessus dit qu'il est interdit de boire parce que l'eau est polluée. C'est de la blague, aucun doute possible, on veut se payer notre tête avec cet écriteau : « ils » savent que nous mourrons de soif, et ils nous mettent dans un chambre avec un robinet, et wassertrinken verboten. Je bois résolument et invite les autres à en faire autant ; mais il me faut recracher, l'eau est tiède, doucâtre et nauséabonde.

C'est cela, l'enfer. Aujourd'hui, dans le monde actuel, ce doit être cela : une grande salle vide, et nous qui n'en pouvons plus d'être debout, et il y a un robinet qui goutte avec de l'eau qu'on ne peut pas boire, et nous qui attendons quelque chose qui ne peut être que terrible, et il ne se passe rien, il continue à ne rien se passer. Comment penser ? On ne peut plus penser, c'est comme si on était déjà mort. Quelques-uns s'assoient par terre. Le temps passe goutte à goutte.

Nous ne sommes pas morts : la porte s'ouvre, et un SS entre, le cigarette à la bouche. Il nous examine sans se presser : « Wer kann Deutsch ? » demande-il ; l'un de nous se désigne ; quelqu'un que je n'ai jamais vu et qui s'appelle Flesch ; ce sera lui notre interprète. Le SS fait un long discours d'une voix calme, et l'interprète traduit : il faut se mettre en rang par cinq, à deux mètres l'un de l'autre, puis se déshabiller en faisant un paquet de ses vêtements, mais d'un certaine façon : ce qui est en laine d'un côté, le reste de l'autre ; et enfin enlever ses chaussures, mais en faisant bien attention de ne pas se les faire voler.

Voler, par qui ? Pourquoi devrait-on nous voler nos chaussures ? Et nos papiers, nos montres, le peu que nous avons en poche ? Nous nous tournons tous vers l'interprète. Et l'interprète interrogeat l'Allemand, et l'Allemand, qui fumait toujours, le traversa du regard comme s'il était transparent, comme si personne n'avait parlé.

Je n'avais jamais vu de veil homme nu. M. Bergmann, qui portait un bandage herniaire, demanda à l'interprète s'il devait l'enlever, et l'interprète hésita. Mais l'Allemand comprit et parla d'un ton grave à l'interprète en indiquant quelqu'un ; alors nous avons vu l'interprète avaler sa salive, puis il a dit : « l'adjudant vous demande d'ôter votre bandage, on vous donnera celui de M. Coen. » Ces mots là avaient été prononcés d'un ton amer, c'était le genre d'humour qui plaisait à l'Allemand.

Arrive alors un autre Allemand, qui nous dit de mettre nos chaussures dans un coin ; et nous obtempérons car désormais c'est fini, nous nous sentons hors du monde : il ne nous reste plus qu'à obéir. Arrive un type avec un balai, qui pousse toutes nos chaussures dehors en tas; Il est fou, il les mélange toutes, quatre vingt seize paires : elles vont être dépareillées. Un vent glacial entre par la porte ouverte : nous sommes nus et nous nous couvrons le ventre et nos bras. Un coup de vent referme la porte : l'Allemand la rouvre et reste là à regarder d'un air pénétré les contorsions que nous faisons pour nous protéger du froid les uns derrière les autres. Puis il s'en va en refermant derrière lui.

Nous voici maintenant au deuxième acte. Quatre hommes armés de rasoirs, de blaireaux et de tondeuses font irruption dans la pièce ; ils ont des pantalons et des vestes rayées, et un numéro cousu sur la poitrine ; ils sont peut être de l'espèce de ceux de ce soir (de ce soir ou d'hier soir ?) ; mais ceux ci sont robustes et respirent la santé. Nous les assaillons de questions,, mais eux nous empoignent et en un tournemain nous voilà rasés et tondus. Quelle drôle de tête on a sans cheveux ! Les quatre individus parlent une langue qui ne semble pas de ce monde ; en tous cas ce n'est pas de l'allemand, sinon je saisirais quelques mots.

Finalement un autre porte s'ouvre : nous nous retrouvons tous debout, nus et tondus, les pieds dans l'eau : c'est une salle de douche. On nous a laissés seuls, et peu à peu notre stupeur se dissipe et les langues se délient, tout le monde pose des questions et personne ne répond. Si nous sommes nus dans une salle de douche, c'est qu'ils ne vont pas encore nous tuer. Et alors pourquoi nous faire rester debout, sans boire, sans personne pour nous expliquer, sans chaussures, sans vêtements, nus les pieds dans l'eau avec le froid qu'il fait et après un voyage de cinq jours, et sans pouvoir nous
asseoir ?

Et nos femmes ?

L'ingénieur Levi me demande si d'après moi les femmes sont la même situation que nous en ce moment, et où elles sont, et si nous les reverrons. Bien sûr que nous les reverrons : je le réconforte parce qu'il est marié et père d'une petite fille ; mais mon idée est faite : je suis convaincu que tout cela n'est qu'une vaste mise en scène pour nous tourner en ridicule et nous humilier, après quoi, c'est clair, ils nous tueront ; ceux qui s'imaginent qu'ils vont vivre sont fous à lier, ils sont tombés dans le panneau, mais moi non, moi j'ai bien compris que la fin est pour bientôt, ici même peut-être, dans cette pièce, dès qu'ils se seront lassés de nous voir nus, nous dandiner d'un pied sur l'autre, tout en essayant de temps en temps de nous asseoir sur le carrelage où dix centimètres d'eau froide nous en dissuade. Invariablement.

Nous arpentons la pièce de long en large, dans un grand brouhaha de conversations entrecroisées. La porte s'ouvre, un Allemand entre, c'est l'adjudant de tout à l'heure : il prononce quelques mots brefs que l'interprète traduit : « l'adjudant dit qu'il faut se taire, qu'on est pas dans une école rabbinique. » Les mots de l'Allemand, les mots odieux lui tordent la bouche quand il les prononce, comme s'il recrachait de la nourriture dégoûtante. Nous le pressons de demander ce que nous attendons, pour combien de temps nous en avons encore, où sont nos femmes, tout : mais lui ne veut rien demander. Ce Flesch, si réticent à traduire en italien les phrases glaciales de l'Allemand, et qui refuse de transmettre nos questions en allemand, car il sait que c'est inutile, est un juif allemand d'une cinquantaine d'années, avec sur le visage une grosse cicatrice provenant d'une blessure reçue en combattant contre les italiens sur le Piave. C'est une homme renfermé et taciturne qui inspire un respect instinctif car je sens qu'il a commencé à souffrir avant nous.

L'Allemand s'en va, et nous nous taisons tout en ayant un peu plus honte de nous taire. Il faisait encore nuit, nous nous demandions si l'aube arriverait jamais. De nouveau la porte s'ouvre, cette fois sur un uniforme rayé. L'homme est différent des autres, plus âgé et beaucoup moins corpulent, avec des lunettes et une expression plus amène. Il nous parle, et en italien.

Désormais, nous sommes à bout de surprises. Il nous semble assister à quelque drame extravagant, un de ces drames où défile sur scène les sorcières, l'esprit saint et le démon. L'homme parle assez mal l'italien avec un fort accent étranger. Il nous fait un long discours, puis s'efforce très aimablement de répondre à toutes nos questions.

Nous sommes à Monowitz, près d'Auschwitz, en haute Silésie ; une région habitée à la fois par les Allemands et les Polonais. Ce camp est un camp de travail, en allemand Arbeitslager ; tous les prisonniers (qui sont environ dix mille) travaillent dans une usine de caoutchouc qui s'appelle la Buna, et qui a donné son nom au camp.

On va nous donner d'autres chaussures et d'autres habits : non, pas les nôtres ; d'autres chaussures, d'autres habits comme les siens. Pour le moment nous sommes nus parce que nous attendons la douche et la désinfection, qui auront lieu tout de suite après le réveil, parce qu'on entre pas dans le camp si on ne passe pas la désinfection.

Bien sûr, il faudra travailler; Ici tout le monde travaille. Mais il y a travail et travail : lui par exemple, il est médecin de profession, il est hongrois mais il a fait ses études de médecine en Italie ; et maintenant c'est le dentiste du Lager. Ça fait quatre ans qu'il est au Lager (pas à la Buna, la Buna n'existe que depuis un an et demi), et pourtant, comme on peut voir, il se porte bien, il n'est pas trop maigre. Pourquoi est il au Lager ? Est-ce qu'il est juif comme nous ? « Non, dit-il avec simplicité, moi je suis un criminel. »

Nous le harcelons de questions, lui rit de temps en temps, répond à certaines et pas à d'autres ; on voit bien qu'il évite certains sujets ; il ne parle pas des femmes : il nous dit seulement qu'elles vont bien, que nous les reverrons bientôt, mais il nous dit ni où ni comment; par contre il nous raconte d'autres choses, des histoires bizarres et extravagantes, peut-être se moque-t-il de nous lui aussi. Ou peut-être qu'il est fou : au Lager, on devient fou. Il dit que tous les dimanches il y a des concerts et des matches de football. Il dit que si on est fort en boxe, on peut devenir cuisinier. Il dit que si on travaille bien, on reçoit des bons-prime et qu'avec ça on peut acheter du tabac et du savon. Il dit que c'est vrai que l'eau n'est pas potable, que par contre on a droit tous les jours à un erzatz de café mais que généralement personne n'en prend, la soupe que l'on nous donne étant suffisamment liquide pour apaiser la soif. Nous le pressons de nous procurer quelque chose à boire, mais il répond qu'il ne peut pas, qu'il est venu nous voir en cachette, que c'est interdit par les SS parce que nous ne sommes pas encore désinfectés, et qu'il doit repartir tout de suite. S'il est venu, c'est parce que les Italiens lui sont sympathiques, et aussi – ajoute-t-il – parce « qu'il a un peu de coeur ». Nous lui demandons encore s'il y a d'autres Italiens au camp ; il répond qu'il en a quelques uns, pas beaucoup, il ne sait pas exactement, et il détourne aussitôt la conversation. A ce moment là une cloche retentit, et il nous quitte brusquement, nous laissant effarés et interdits; si certains se sentent réconfortés, pas moi ; je continue de penser en moi même que ce dentiste, cet individu incompréhensible, a voulu lui aussi nous jouer un mauvais tour, et je me refuse à croire un mot de ce qu'il nous a dit.

Au signal de la cloche, on a entendu la rumeur du camp qui s'éveille dans l'obscurité. D'un seul coup, l'eau jaillit des conduites, bouillante : cinq minutes de béatitude. Mais aussitôt après quatre hommes (les barbiers de tout à l'heure, peut-être) font irruption, et tout trempés et fumant, nous poussent à grand renfort de coups et de hurlements dans la pièce glacée qui se trouve à côté ; là, d'autres individus vociférants nous jettent à la volée des nippes indéfinissables et nous flanquent entre les mains une paire de godillots à semelle de bois ; en moins de temps qu'il n'en faut pour comprendre, nous nous retrouvons dehors dans la neige bleue et glacée de l'aube, trousseau en main, obligés de courir nus et déchaussés jusqu'à une autre baraque, à cent mètres de là. Et là enfin, on nous permet de nous habiller.

Cette opération terminée, chacun est resté dans son coin, sans oser lever les yeux sur les autres. Il n'y a pas de miroir, mais notre image est devant nous, reflétée par cent visages livides, cent pantins misérables et sordides. Nous voici transformés en ces fantômes entrevus hier au soir.

Alors pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte : la démolition d'un homme. En cet instant, dans une intuition presque prophétique, la réalité nous apparaît : nous avons touché le fond. Il est impossible d'aller plus bas : il n'existe pas, il n'est pas possible de concevoir condition humaine plus misérable que la nôtre. Plus rien ne nous appartient : ils nous ont pris nos vêtements, nos chaussures, et même nos cheveux ; si nous parlons, ils ne nous écouteront pas, et même s'ils nous écoutaient, ils ne nous comprendraient pas. Ils nous enlèveront jusqu'à notre nom : et si nous voulons les conserver, nous devrons trouver en nous la force nécessaire pour que derrière ce nom quelque chose de nous, de ce que nous étions subsiste.

Nous savons, en disant cela, que nous seront difficilement compris, et il est bon qu'il en soit ainsi. Mais que chacun considère en soi même toute la valeur, toute la signification qui s'attache à la plus anodine de nos habitudes quotidiennes, au mille petites choses qui nous appartiennent et que même le plus humble mandiant possède : un mouchoir, une vieille lettre, la photographie d'un être cher. Ces choses là font partie de nous presque autant que les membres de notre corps. Et il n'est pas concevable en ce monde d'en être privé, qu'aussitôt nous ne trouvions à les remplacer par d'autres objets, d'autre parties de nous même qui veillent sur nos souvenirs et les font revivre.

Qu'on imagine maintenant un homme privé non seulement des êtres qu'il aime, mais de sa maison, de ses habitudes, de ses vêtements, de tout enfin, littéralement de tout ce qu'il possède : ce sera un homme vide de toute dignité - car il n'est pas rare, quand on a tout perdu de se perdre soi-même ; ce sera un homme dont on pourra décider de la vie ou de la mort le coeur léger, sans aucune considération d'ordre humain, si ce n'est tout au plus, le critère d'utilité. On comprendra alors le double sens du terme « camp d'extermination » et ce que nous entrendrons par l'expression « toucher le fond ».

Primo Lévi - SI C'EST UN HOMME (extrait)