samedi 11 septembre 2010

LUTETIA


Quand tous les allemands furent partis, il ne resta plus qu'une paire d'exilés d'une autre nature. Deux réchappés des Balkans, chez qui la bohême n'est jamais loin de la Moravie. Leur nationalité exacte importait peu, ils en venaient, ils en étaient. De toutes façons, entre le bar et le salon, à partir d'une certaine heure, il n'y avait plus guère que les garçons pour s'exprimer encore en français.

Pour avoir déjà écouté le plus corpulent des deux parler d' « oseille » au téléphone, la chaleur l'ayant imprudemment poussé à entrebailler la porte de la cabine, j'étais fixé sur ses intentions. Manifestement, il ne s'était pas rendu à Paris pour assister à une réunion de famille, ou alors au sens large. Ces deux là menaient de toute évidence des existences à double issue. Ils valaient d'être surveillés, du moins dans les limites de mes prérogatives.

L'un assez enveloppé, dissimulait en permanence son visage derrière sa main ; mais il appuyait son front si maladroitement sur les doigts, même quand il parlait et qu'il levait le coude pour suivre les mouvements de sa tête, que cela en, devenait comique ; il transpirait tout le temps et s'épongeait le front avec un mouchoir blanc qu'il conservait plié dans la paume, à la manière de ces fumeurs si attachés à leur vice qu'ils conservent leur paquet dans la main qui tient la cigarette. L'autre au masque si douloureux, semblait être tout le temps entre deux accès d'hypercontrie ; il ne tenait pas en place et l'on pouvait déduire sans risque son émaciation d'une pratique permanente des cent pas. Si maigre qu'il semblait vivre en compagnie de son cadavre. Il s'en voulait. Peut être n'y en avait-il pas de quoi, tant c'était ancré dans sa nature profonde. On est tous en guerre contre soi-même, mais celui là ne négociait jamais de cessez-le-feu.

La teinte de leurs pardessus témoignait d'une ancienne familiarité avec le vagabondage européen. Leur complet en mauvais drap évoquait les cours grouillantes et les cages d'escalier aux odeurs rances. Des feuilles nationalistes les auraient certainement qualifiés de métèques. Pas moi, même si je n'en pensais pas moins. « Métèques », « vermines », « parasites » et d'autres encore, ce lexique de la haine me dégoûtait au point de me les rendre sympahiques, voire pathétiques, c'est dire. A quoi reconnaît-on un émigré d'Europe centrale dans un hôtel ? C'est celui qui entre par la porte à tambour derrière vous et en ressort devant vous ! Voilà ce que nous nous amusions à raconter, mais ce n'était pas bien méchant, et même un rien admiratif.

Si je ne les avais pas déjà interrogés à la PJ au cours de ma première vie, je les avais certainement croisés dans Pietr-le-Letton ou tout autre roman de la veine cosmopolite de Simenon. Et si ce n'étaient pas eux, c'était donc leurs frères ou leurs cousins. De ces faussaires aux identités à géométrie variable, qui ignorent les frontières et voyagent avec autant de naturel sur le marchepied des wagons de marchandise que dans les couchettes de luxe des trains de nuit. Un étranger n'est jamais tout à fait en règle. Pourtant, instruit par l'affaire Stavisky, je savais d'expérience que ces trafiquants là, trahis d'emblé par leur dégaine approximative, une certaine maladresse en toutes choses, cette détestable habitude de s'excuser tout le temps, pour ne rien dire de leurs inflexions – un émigré est quelqu'un qui a tout perdu, sauf son accent - , n'étaient au fond pas les plus dangereux. Ils l'étaient moins que tous ces gentlemen emparticulés, aux ongles entretenus par une manucure, qui obtenaient la confiance des banquiers sur leur apparence, leur nom et la réputation qui en découlait ; sur leur surface, en somme. Pourtant combien de fondsecrétiers dans ce milieu ! A la messe, ils devaient recevoir l'hostie comme un jeton de présence. Eux non plus ne dédaignaient pas les enveloppes, mais ils les acceptaient avec une certaine classe. Car avec le standard de vie qui est le leur, on ne touche pas, on émarge.

Pierre Assouline LUTETIA (extrait)

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