mercredi 17 novembre 2010

LES INVITÉS


Sybil Costières était la troublante réplique de son mari, aussi féminine qu'il ne l'était pas. Elle traînait dans son sillage des effluves qui énervent les sens. Tout était à sa place dans des proportions harmonieuses. Les seins, les fesses, les jambes. Elle en montrait assez sans que cela passât pour de l'exhibition ; ses atouts étaient entretenus grâce à une discipline d'airain.

À l'examen, elle avait un plus et un trop. Le premier était imperceptible aux femmes, lesquelles n'imaginaient pas que ça pût jouer, moins encore exciter les regards masculins ; ce n'étaient pas tant ses seins – elles avaient toutes des seins et certains venaient du même fournisseur, ainsi que leurs hardes griffées – mais les bouts de seins, manifestement durs, qui se détachaient sur de larges aréoles brunâtres, tétons érectiles qui pointaient à travers une étoffe moulante à dessein, nouant ainsi des formes et des reflets à la limite de l'indécence. Voilà pour le plus.

Quant au trop, il se voyait comme le nez au milieu de la figure : c'était sa bouche, ou plutôt ses lèvres, artificiellement ourlées et gonflées à l'aide de produits qui ne cessaient de se perfectionner. Depuis que Sybil Costières avait posé son sac et pris place sur le grand canapé écru, Stanislas Sévillano la dévisageait en tâchant de ne pas manifester son accablement. Alors, vous aussi ? Semblait dire son regard désolé. Elle qui avait de si jolies lèvres, si discrètement soulignées par un menton en parfaite concordance avec le dessin de son visage, elle aussi y était passée. À croire que c'eût été déchoir de manquer la visite au chirurgien, étape obligée dans une société prête à conférer partfois au plus charlatan des plasticiens le statut noble d'artiste pour avoir su métamorphoser une femme en momie.

Il lui aurait pardonné si elle avait été de la pathétique légion des disgraciées, méritant réparation ; or il l'avait suffisamment croisée dans Paris, et souvent même de près, pour se souvenir qu'elle n'en était pas. Désormais Sybil avait la même bouche standardisée que les autres, les petites secrétaires qui y consacraient l'intégralité de leur treizième mois comme les peoples des magazines. En la contemplant, on ne voyait plus que ça. Ce paquet de lèvres déjà vu et revu, modèle déposé et breveté, une horreur. Disparus la profondeur du regard, la petite fossette au creux des joues, l'éclat des dents, la courbe mutine du nez. Ce monstre de lèvres gâchait tout ce qui l'entourait. Impossible de s'en détacher. Il aimantait le regard avant de provoquer le dégoût. Mais qu'est ce qui les poussait toutes à en faire autant ? L' accablant esprit moutonnier de la mode. Mais on ne change pas de lèvres comme de chaussures. On les garde longtemps. Du pur narcissisme alors, ces femmes n'étant gouvernées que par elles mêmes.

De quelque côté qu'il envisageait la question, Stanislas Sevillano en revenait toujours à cette évidence : ce secret souci de sensualité s'associait pour l'essentiel à la succion. Conciemment ou non, ces femmes voulaient se faire passer pour des pompeuses hors pair, puisque l'imagerie la plus répandue de la littérature érotique et du cinéma pornographique, relayée par la tendance amplifiée par la publicité, liait le fantasme de la salope au charnu de ses lèvres. Voilà ce qu'il aurait voulu direà Sybil Costières, mais il ne le lui dirait pas, ni à elle ni aux autres, ça ne se fait pas, et puis à quoi bon lutter contre le courant ?

N'empêche, étant entendu qu'il s'agissait d'exiter les hommes, elle eût tiré quelque profit à leur demander conseil avant puisqu'ils étaient les premiers concernés. Lui n'aurait pas manqué d'arguments pour la décourager – et l'on imagine sans peine le plus convaincant. Non la laideur de la chose, car elle lui aurait certainement objecté que l'esthétique relève de la subjectivité, mais une théorie en neuf points qui l'aurait laissé coite, étant donné que : 1. les gays sont à l'avant garde des tendances, 2. ils lancent les modes les plus durables, 3. nul n'est mieux placé qu'un homosexuel pour l'expertise des queues, 4. les hommes en eux se confient bien davantage que les couples hétéros leurs impressions sur la technique sexuelle, 5. ils maîtrisent le grand art de fello (latin, sucer) et même de fellito (sucer, mais souvant) grâce à une expérience accumulée depuis l'Antiquité, cette pratique chronique et compulsive de la fellation suffisent à démontrer la supériorité du fellator sur la fellatrix, 6. or on ne sache pas que cet affreux air du temps qui consiste à ses rendre toutes propriétaires du même ornement buccal ait fait des ravages chez les gays, 7. on peut même dire qu'ils le dédaignent superbement et qu'ils comptent davantage sur leurs dons naturels pour faire monter la sauce, 8. d'où il appert qu'elles font fausse route si elles s'imaginent ainsi gagner en efficacité, 9. sauf à croire que l'important pour une femme n'est pas d'être une salope mais d'en avoir l'air, et là, Stanislas Sévillano aurait rendu les armes.

Quand Sybil Costière lui demanda du feu, il en fut accablé. Car elle était ainsi faite et refaite que même ses cordres vocales sonnaient comme un piano accordé de la veille. C'était une néo-femme. Sa réaction ne pouvait lui échapper tant elle était manifeste, mais il n'oserait pas lui dire le fond de sa pensée, pas encore :
« Qu'y a-t-il ? »
- Quand je vois quelqu'un qui fume, ça me fait penser au XXe siècle. »

Pierre Assouline - LES INVITÉS (extrait)

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