mercredi 22 septembre 2010

KORNWOLF



Même si, après coup, les clients du Dogboy s'opposeraient sur les détails, tous horrifiants, ils seraient bien obligés de tomber d'accord sur plusieurs points. Et notamment sur celui ci : l'individu qui était entré dans la taverne ce soir là avait les cheveux implantés au niveau des sourcils. Pas un centimètre carré de la peau de son front n'était visible. Sa chevelure lui couvrait presque tout le crâne. On aurait un vieux postiche malpropre cloué à son arête nasale, déclara un consommateur. Ou, dit plus éloquemment : « ses yeux s'arrêtaient là où commençait sa banane . » Il ressemblait à un Nixon à tête de marteau.

Autre caractéristique qui faisait l'hunanimité : son odeur. Personne ne contestait le fait qu'il puait la colique, additionné d'une pointe de solvant ménager. Sans compter que son hygiène laissait visiblement à désirer. Des coupures suppurantes lui balafraient le cou. Son costume, une vieille veste miteuse et un pantalon de treillis déchiré aux coutures était couvert de boue...

D'autres caractéristiques – son verbiage enigmatique, son aura ténébreuse, d'outre tombe, ses narines retournées et ses mains noueuses, couvertes de poils raides et durs - donneraient lieu à de véhéments désacords, dûment consignés par l'agent Kieffer de Lamepeter. Les dépositions décrivant ses « yeux luisants » et sa bouche écumante seraient qualifiées de « conjectures d'ivrognes ». A partir d'un certain point, la mémoire collective flanchait en ce qui concernant son apparence. Par contre, tous étaient d'accord sur les faits et gestes de l'inconnu, qui se déroulèrent comme suit :

Vers dix heures du soir, l'individu en question – diversement désigné sous le nom de « ça », « la bête merdeuse », « le clébard du maïs » ou encore «  la revanche des teutons » - fit son entrée dans la taverne. S'y trouvaient alors quinze personnes, dont la barmaid, Freida Baylor. Au comptoir, un groupe regardait un combat de boxe à la télé, suspendue au dessus du bar. Selon Miss Baylor, à peine assis, « l'intrus », comme elle l'appelait, se mit à crier, réclameant apparemment à manger, mais dans une autre langue – du « dutch » (c'est à dire probablement de l'allemand) si l'on se fiait au nasillement. Il martelait le comptoir avec un distributeur de serviettes en papier. Ses manières étaient violentes, grossières, agressives. Baylor, effrayée, lui tendit un menu... Il sortit une liasse de billets qu'il poussa vers elle à travers le comptoir, et allongeant le bras, s'empara d'une bouteille de bourbon pas encore entamée. Les clients qui se trouvaient sur sa gauche ouvrirent de grands yeux. Il leur jeta un regard mauvais et les rembarra avec brusquerie, toujours en « dutch ».

Tous se détournèrent, gênés.

L'intrus fit signe à Baylor, frappant le menu d'un de ses doigts crochus. Il semblait vouloir commander un steak avec des pommes de terre. Elle prit note sur son calepin, tout en restant à distance respectueuse.

Il s'attaqua ensuite à la bouteille, dont il tira force gorgées baveuses et dégoûtantes. Il en vida plus de la moitié d'un coup. Lorsqu'il refit surface, grimaçant, son teint blafard avait tourné au blême. Les yeux fermés, il semblait ravaler le vomit qui montait. Après quoi il rota, tout sourire.

Un instant plus tard, il sortit d'un coup de son extase éthylique et se mit à gigoter, agacé. Il ne tenait pas en place. Il appelait la serveuse en braillant. Où était son repas ?

« Ca vient », l'assura Miss Baylor, mal à l'aise.

Tout en regardant autour de lui, il continua à remuer sur son tabouret, haletant, il avait l'air d'un « fou furieux »

Derrière le comptoir, Miss Baylor fit le point. Si elle l'avait jugé utile, elle aurait appelé la police municipale. Mais en l'occurence ce « trou du cul » était déjà venu plusieurs fois au Dogboy, menaçant chaque fois la tranquilité de tous d'une façon qui frisait l'illégalité, et pourtant les appels au shérif étaient restés lettre morte. Personne n'était venu pendant des heures.

De toutes façons, les flics eux mêmes, étaient une « plaie ». En plus ils ne laissaient jamais de pourboire.

Elle n'avait aucune envie de les appeler à présent, sous les yeux de ce dément qui baragouinait. Pas plus qu'elle n'avait l'intention de l'éjecter toute seule, sans aucune aide. Et certainement pas sans une arme à feu... Elle n'avait pas le choix : il fallait attendre que son petit ami, membre des Barbares, la bande de motards « redoutées », rapplique avec sa meute, comme ils le faisaient tous les soirs à dix heures et quart.

« Jouvencelle ! » L'intrus frappa violemment le bar avec sa bouteille de Marker's Mark vide à présent. Il l'avait descendue en moins de cinq minutes. « Une autre ! » il se raidit dressé sur son tabouret. « Une autre bouteille ! » Il hurlait à présent.

Découvrant soudain ses canines, les muqueuses irritées et clignant des yeux, il éternua. Un nuage de morve retomba en gouttelettes sur le comptoir. Enervé, il cligna des yeux et cette fois son corps partit vers l'avant lorsqu'il éternua de nouveau, son crâne heurta le bar. Braillant de douleur, il mit une main sur son front. Il avait failli tomber par terre.

Reprenant ses esprits, il s'empara d'une corbeille de bretzels dans laquelle il enfonça le visage, mastiquant à grand bruit. Les miettes étaient partout – sur le devant de sa veste, sur la largeur du comptoir. Puis il jeta la corbeille par dessus son épaule et expectora une boule de mucus qui atterrit par terre.

C'est alors qu'il remarqua la tété – le match de boxe qui déclancha chez lui une crise d'hilarité.

Pendant ce temps, Freida Baylor se trouvait à l'autre bout du bar, le dos tourné – elle préparait une deuxième bouteille de bourbon en l'additionnant de Valium fortement dosé, prescrit par son propre médecin. Discrètement, elle écrasait les comprimés avec un verre de bière puis introduisait la poudre dans la bouteille. Un client assis à proximité, et qui avait repéré son manège, s'abstint de tout commentaire. Il préféra regarder ailleurs.

A ce stade tous les consommateurs étaient dans le meilleur des cas inquiets – en vérité, ils avaient bien trop peur pour oser prendre la porte.

Baylor servit le bourbon médicamenté.

Cinq minutes plus tard le steak aux pommes de terre qu'avait commandé l'intrus arriva en salle. Celui ci qui en était à sa deuxième bouteille ne donnait aucun signe d'affaiblissement.

Selon Baylor, il dévora son repas comme « un foutu cochon » puis en commanda un second, cette fois avec « le double de mouton et de bière ».

Personne n'avait encore quitté la taverne.

A dix heures et quart, un couple fit son entrée, tous deux passablement éméchés. Gibbons, un habitué du Dogboy, se montra des plus bruyant à son arrivée. A ce qu'il semblait, lui et Miss Dollup, connue dans le coin pour ses moeurs légères, se disputaient, pour une cause non précisée.
Après s'être assis au bar, ils continuairent à se chamailler un certain temps, sans lever les yeux, mais ils finirent tout de même par remarquer le silence étrange qui les entourait, ce qui eut raison de leur dispute. En fait Dollup, agacée de n'avoir pas encore été servie, fut la première à s'en rendre compte. Tandis que Gibbons continuait à exposer ses griefs, elle balaya le bar du regard sans rien dire, notant dans un premier temps l'absence de conversation avant de repérer l'inconnu aux yeux de dément, qui de l'autre côté du comptoir la dévisageait... avec un sourire d'ivrogne, elle donna un coup de coude à Gibbons tout en pointant le doigt. Agacé d'être interrompu, celui ci, ivre comme une soupe, avait levé les yeux. Il avait le regard vitreux, injecté de sang, les paupières à moitié baissées.

Au moment où il aperçut l'inconnu, toute couleur disparut de sa face, selon les témoins.

Freida Baylor, reconnaîtrait qu'elle ne portait ni Dollup, ni Gibbons dans son coeur, et ce depuis plusieurs années, affirmerait que la première avait aggravé la situation en « faisant de l'oeil » à l'inconnu.

D'autres clients confirmèrent dans une certaine mesure ses dires, tous en précisant que Miss Dollup ne pouvait nullement deviner, ni même soupçonner dans quoi elle s'engageait. Lorsqu'elle se mit à jeter «  des coups d'oeil suggestifs », pour citer l'un des consommateurs, à travers le comptoir, elle paraissait plutôt désireuse de donner une leçon à Gibbons qu'en quête d'un témoignage d'affection.

Quoi qu'il en soit, les habitués firent de grands signes pour tâcher de la dissuader, mais sans résultat. Baylor la mit en garde d'un geste insistant. Miss Dollup continua de plus belle.

Vacillant, elle retourna à l'inconnu une oeillade. Sa vision embrumée finit par se préciser. Elle plongea les yeux dans les siens avec intensité. Son sourire minaudier commença à se dissiper, remplacé par un air vaguement mal à l'aise.

Gibbons commençait à s'énerver. Les habitués se préparaient au pire car l'inconnu , visiblement enflammé par le désir et l'alcool, ne tenait plus en place.

Faisant signe à Baylor, il l'interrogea avec rudesse : « Qui est cette ribaude ? »

Baylor haussa les épaules.

L'intrus s'exprima toujours en « dutch ». On aurait dit la bande-son d'un film d'épouvante. Il lui fit signe de servir un verre à Miss Dollup.

Baylor, exaspérée, mit un certain temps à s'exécuter.

L'inconnu poussa alors quelques billets dans sa direction tout en frappant un grand coup sur le comptoir : « Fais c'que j'te dis ! »

Elle sursauta, reculant d'un pas. Derrière elle, Miss Dollup, qui semblait sortir d'un rêve, éclata de rire : « Sers-moi un whisky. »

Gibbons intervint : « Ne lui sers pas de whisky. »

L'inconnu répliqua d'un ton brusque : « Silence, vermine ! » Il se tourna vers Baylor : « Tu as entendu la dame ? »

Un silence digne d'une prise d'otages s'installa dans la salle. Miss Baylor fronça les sourcils : « Tu vas le regretter Valérie. »

Dollup répliqua en ricanant : « Apporte moi un whisky Freida. »

Hors d'elle, Baylor se mit à préparer un whisky à l'eau tout en secouant la tête.

L'inconnu rejeta la tête et fit entendre un rire « terrifiant ».

Puis en un éclair, il se leva et, emportant sa bouteille, fit le tour du comptoir pour se diriger vers Valérie Dollup.

Une vague de panique traversa la salle.

D'un seul geste, l'inconnu s'empara de Gibbons par la peau du cou et l'arracha à son tabouret. Gibbons heurta le mur et tomba par terre en glapissant. Tous avaient le souffle coupé, mais personne ne fit la moindre tentative pour s'interposer. L'inconnu se laissa glisser sur le tabouret à côté de Dollup, avec un sourire obscène : « Salutations Fräulein. »

Tandis que Gibbons se remettait tant bien que mal sur ses pieds, la porte s'ouvrit et le premier des Barbares apparut – enfin : ils avaient une demi-heure de retard. Taylor Blake, le petit ami de Miss Baylor, arriva, lui, à l'instant précis où Gibbons, qu'il ne « pouvait pas encadrer », décrochait une queue de billard suspendue au mur et l'abattait sur le crâne de l'inconnu.

Les Barbares auraient pu être tentés d'intervenir – traduction : de réduire Gibbons en purée – si l'inconnu n'avait lui même pris les choses en main. Indemne en apparence, il tournoya en direction de Gibbons et, d'un revers de la main , l'envoya voltiger par terre. S 'emparant de la queue de billard cassée, il se mit à le battre à bras raccourcis. Gibbons, qui poussait un cri aigu à chaque coup, essaya de ramper jusqu'à la porte. Ignorant les appels au secours de Miss Baylor, les barbares se contentaient de s'esclaffer. Pris par surprise, ils s'écartèrent pour laisser passer « le ver de terre », comme ils avaient toujours appelé Gibbons, qui se fit « brutalement cravacher » jusqu'à la porte. Riant toujours, ils prirent la peine de claquer celle ci derrière lui.

C'était une surprise aussi agréable qu'inattendue – la soirée s'annoncait bien.

Malgré les récriminations de Freida Baylor, qui se plaignait que l'inconnu ait causé des ennuis toute la soirée, et en dépis de l'air «  carrément bizarre » de celui-ci et du fait qu'il « puait la merde », les barbares avaient apprécié le spectacle.

« Qu'est ce que tu bois », demanda Taylor ?

Une fois de plus, l'inconnu répondit en « dutch ». Personne n'y compris un traître mot, mais son attitude générale n'avait rien de respectueux. Leurs biscotos couverts de cuirs ne semblaient pas l'impressionner. Visiblement, il n'avait peur de rien : « Un dur de dur ».

Montrant les dents, il traversa la taverne d'un bond et fondit sur Miss Dollup, désormais circonspecte. Après avoir descendu une nouvelle rasade de bourbon, il laissa échapper un rire perçant et, la prenant par le bras il l'entraîna tout le long du comptoir jusqu'aux toilettes des dames ...

Pendant les minutes qui suivirent, on entendit plus qu'un délire de coups violents et de hurlements qui retentissaient derrière la porte. Tout ce temps Freida Baylor ne cessa de maudire, non seulement son copain, Taylor, mais aussi le reste de la meute qui restait là sans lever le petit doigt. Ils l'envoyèrent paître, affirmant que Dollup n'avait que ce qu'elle avait cherché et mérité - sans compter qu'elle s'en payait un tranche.

Ce qui selon les témoins, était peut être exact, ou pas, à en juger par les cris qui pouvaient passer pour du « plaisir ».

De toutes façons, Miss Baylor en avait par dessus la tête. Elle éreinta les comparses de son boy friend, les traitant de lâches. Lorsque l'un d'entre eux se mit à préparer un rail de méthamphétamine sur le comptoir, sous son nez (ce que tous les Barbares nieraient par la suite), elle baissa les bras et appela la police. Les Barbares la huèrent en la traîtant de « casseuse d'ambiance ».

En fait, la police avait déjà été rameutée – d'abord par Dwayne Gibbons, couvert de plaies et de bosses, puis par les deux premiers clients qui, lorsque la voie était devenue libre, en avait profité pour s'enfuir. Ils avaient appelé à tour de rôle du taxiphone situé dehors dans le parking. Les agent Kreider et Beaumont, lequel venait de reprendre ses fonctions, étaient en route.

Dans la teverne cependant, les coups et les gémissements en provenance des toilettes atteignaient leur acmé. Puis ce fut le silence, interrompu par le vacarme qui accompagnait un K-O à la télé.

Bientôt la porte s'ouvrit d'un coup. L'inconnu réapparut – débraillé, datraqué et « puant plus que jamais ».

Qui plus est, son teint semblait s'être « assombri ». Son dos s'était voûté, ses yeux étaient devenus « écarlates ».

Il ne réagit pas lorsque les Barbares l'invitèrent à sniffer « sa part » au comptoir. Il semblait ne pas comprendre ni leur discours ni leurs intentions.

Pour finir, selon l'un des témoignages, quelqu'un (Taylor Blake) sortit en guise de démonstration un billet de un dollard enroulé.

« C'est pas du meilleur, aurait-il indiqué, mais c'est bien suffisant pour un week end à Blue Ball. »

L'attention désormais en éveil, l'inconnu accepta le billet qui lui était tendu et suivit l'exemple de Blake, sniffant non seulment la ligne de « cristal » qui lui était destinée, mais aussi trois autres qui ne l'étaient pas. Le visage écrasé sur le comptoir, il aspirait et bavait avec un complet abandon.

Ce dont les Barbares ne parurent pas lui tenir rigueur, malgré la pagaille qu'il avait mise.

Lorsqu'il se releva, la face couverte de poudre, il clignait des yeux, secoué de spasmes qui lui coupaient le souffle.

Les Barbares se mirent à rire tandis que plusieurs habitués, écoeurés, se dépêchaient de gagner la sortie...

C'est alors que Miss Dollup émergea des toilettes. Tous se tournèrent vers elle - debout dans le cadre de la porte, dévastée, abattue, les vêtements en lambeaux. L'inconnu ne la gratifia même pas d'un regard – bravant et sniffant de plus belle, la face contre le comptoir – tandis que Miss Baylor, furieuse, criait : « Donnez-lui une veste ! » L'inconnu se raidit brusquement, il s'étranglait. Puis il agrippa le comptoir et tendit le cou tandis qu'un haut-le-coeur le secouait, suivi d'un clac oesophagien. Une plainte s'éleva des profondeurs de son diafragme.

Quelle qu'en fût la cause : une surcharge cardiaque, la cuisine notoirement grasse de la taverne, le litre et demi de whisky qu'il venait d'ingurgiter en une heure, les trois comprimés de Valium ingérés à son insu – ou évidemment, le décontractant musculaire qui avait servi à étendre la double dose de speed -, une explosion de flatulences déchira l'air, suivi de l'âcre puanteur des fèces.

Gémissante, Miss Baylor implora le sauveur. Les Barbares reculèrent, soudain inquiets. Seul le regard d'outre tombe de Valérie Dollup resta inchangé d'un bout à l'autre.

L'inconnu/l'intrus, dont l'apparence était devenue « subhumaine » - comme le dirait un client, en une heure de temps, il s'était métamorphosé : « il est entré sous forme humaine, et reparti sous forme animale » -, s'arracha alors du comptoir, remonta l'allée centrale à toutes jambes, dépassa le juke-boxe au grand galop, survola le paillasson imprimé et, passant la porte d'un bond, disparut dans la nuit.





... des cris de surprise à l'arrière, qui diminuent. Air libre. Vent du nord, à travers les champs d'aster, de sumac et d'azote – claquement de l'asphalte sous les pieds – détritus sur le route qu'il faut enjamber, descendre dans un fossé – obstrué d'huile, d'eau usée, d'eau de pluie... gravir le talus dentelé de calcaire et de quartz, vers les lignes électriques qui bourdonnent là haut – lumière aveuglante, d'autres voix à l'arrière, d'autres pneus sur l'asphalte, qui s'approchent - appels pressants au conduteur – monter toujours, enjamber le talus, puis dégringoler, dévaler jusqu'en bas - un plateau d'asters, d'herbe du diable, du vieux fil de fer barbelé rouillé sur les appendices qui perforent la chair – s'en libérer - la chamade au dedans tout en avançant toujours... à travers les chardons, la centaurée et l'apocyn, jusqu'à l'aorte/ventricule, le marteau et l'enclume. Déferlement. Soif et palpitations. Trop plein, avancer – jusqu'aux cieux là haut qui béent dans l'obscurité : des trains au loin, du trafic motorisé stoppé à un carrefour... Une odeur de brûlé sous le vent, de fumées d'échappement et de cellophane – oxyde de carbonne, fibre de verre, vinyle - qui flotte au dessus des champs de carottes sauvages en fleur, des bouquets de chênes et de noyers blancs d'Amérique – chardons qui déchirent la parure déchiquetée, lambeaux qui pendent aux ronces à l'arrière – jusqu'à ce que tout à fait dévêtu et courant à l'instar d'une fulgurante mise au monde, seul, à la naissance : nu, couvert de sang, vagissant et présent sans limite, même s'il est assoiffé, terriblement assoiffé – à quatre pattes au bord d'un ruisseau – reflet de la lune qui ondoie, une fournaise à combustion rationnalisée qui engloutit, consume nourrit, croît progressivement jusqu'à son terme... debout à nouveau. Ténèbres. Interruption du mouvement – des ronces encore, du laiton épineux, qui creuse et arrache - une trouée dans l'enchevêtrement, un poteau de clôture qui s'effrite – enjamber – une clairière ou l'herbe est plus tendre - trèfle et verge d'or, suaves même à présent dans le craquement sec de l'automne, apaisant les coups de baguette de coudrier – atteindre enfin un bouquet de chênes blancs et de pacaniers – l'herbe aux perruches explose sous les pas – solde forêt granuleux, couvert de noix vertes, amères, de pommes de pin, de kutzu - une voûte en surplomb, couronnes de chênes blancs et d'érables, légèrement assombries par les couches de cornouillés et de sassafras - qui ouvre sur le firmament... Affleurements de granite tacheté de lichen rouge, verdâtre et de mousse – glissante sous la pente – déraper, dévaler, culbuter jusqu'à – BANG – vestiges putréfiés d'une souche de châtaignier – reprendre connaissance dans l'éclaboussement d'un corridor obscur - se lever, poursuivre vers le nord..
Ténèbres ...
Bondir au clair de lune à travers les champs de courges, et de citrouilles, piétiner le fumier – asphalte à nouveau, passer au dessous : klaxons, crissement, embardées et SLAM – en plein dans un poteau – cour toujours, le tonnerre aux trousses - douleur dans le côté, élancement, insupportable – avancer, toujours avancer et fuir...
Arôme de paille et d'enfermement : étables et enclos, odeur fumante, fétide du fumier – corps lourds, contractés par la peur, mûrs pour la lacération de la chair et du cramoisi... tonnerre et grondements - et des voix à présent, furieuses – braillant par à-coups – bondir à nouveau...
Ténèbres encore...
...longues herbes au dessus d'une parcelle pleine de logements modernes en cours de construction. Un moteur traverse le ciel. Des automobiles dans la clairière en contrebas. Des hommes dedans. Patrouillant sur la propriété. Terre profanée. De nouveau en mouvement...
Fracas et cliquetis des poutres qui s'effondrent. Porte arrachée de ses gonds, restée debout.
Projecteurs, hurlements, nouvelles rafales de tonnerre, grondement... grains de plomb qui sifflent aux oreilles, manquent leur cible...
... entrer dans un champs d'orties et de lière. Avancer à travers un fouilli de halliers jusqu'à une clairière couverte de solanacées, de millepertuis, de moutarde sauvage... au delà, rangée obscure d'arbres à feuilles persistantes : cyprès, mélèzes, épicéas – tapis d'aiguille et de pommes de pin sous les talons, arôme sucré de la sève de pin séchée...
Vrombissement de moteur qui s'amplifie à l'avant...
Leur échapper sans mal, remonter une route peu fréquentée jusqu'à un champs d'âcre azote... avancer sous le vent par rapport à la maison du méchant homme, s'en approcher, évidence de son absence - en raison de l'esprit, de la pureté – maison vide : arracher les gouttières, fracasser les fenêtres, démolir le manche de la pompe, renverser la roue à eau – vaporiser la véranda d'un bout à l'autre, puis repartir, avancer encore...
Ténèbres...
... lampourde, verge d'or, herbe aux perruches – poursuivre vers le nord par dessus l'eau, à travers les fossés, dans le granite – obscurité toujours, mort de soif, et au delà : vers la forteresse de douleur du méchant homme – le lieu de captivité, l'antre du massacre...


Tristan Egolf KORNWOLF (extrait)

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